Contributions Gymnastique sémantique, par Alain Piot, sociologue


Hier, c’était quand même simple. La règle était claire, ne connaissait pas d’exception. On hésitait parfois sur l’ordre dans lequel les mots masculins et féminins devaient se suivre, mais…

…la norme apportait la réponse et l’on était certain d’être dans le droit chemin.

La norme, la règle ? « Le masculin l’emporte sur le féminin ». Voilà qui est dit et bien dit. Voilà qui s’impose et ne se discute pas. Nicole et Arthur sont des amis… Virginie et Nicole sont des amies… Arthur et Jean sont des amis… Les hommes et les femmes sont égaux !

Mais aujourd’hui un doute s’instaure et trouble les plus cultivés d’entre nous.

Voici un orateur qui s’adresse à la foule : « Cheèrr … amiii…, c’est une joie pour moi de vous voir si [ici il hésite ; le grammaticalement correct voudrait qu’il poursuive « de vous voir si nombreux réunis dans cette salle » ; mais le doute l’envahit et des mots flottent dans son esprit : égalité des sexes, discrimination, parité homme/femme – ou plutôt femme-homme (un vieux réflexe de galanterie lui demandant de faire passer devant la femme] ; il dit donc « de vous voir si nombreuses et si nombreux réuniiii.. dans cette salle ». L’expression orale simplifie parfois les choses, on ne va pas voir dans la tête de l’orateur comment il orthographie « chers amis – ou chères amies ». Par contre, pas moyen de se dérober lorsque l’oral devient écrit : on assiste alors à des gymnastiques scripturaires parfois cocasses : « Che(è)r(e)s ami(e)s, c’est une joie pour moi de vous voir si nombreu(ses)x réuni(e)s dans cette salle… ». Le politiquement – ou idéologiquement – correct l’emporte alors sur la règle immuable (pas tant que ça !) entachée de sexisme, de machisme, de domination masculine et j’en passe. Une preuve ? Quelques lignes plus haut j’ai écrit « les plus cultivés d’entre nous ». Je mérite les foudres des féministes car je pose ainsi que les mâles sont naturellement plus cultivés que les femelles. Au passage, c’est curieux, le mot mâle passe très bien alors que femelle pour désigner la femme est connoté négativement, est dévalorisant. Ce n’est plus de la grammaire, mais de la sémiologie.

Il me faudrait encore parler des mots invariables qui deviennent hautement variables au gré soit de la fantaisie des auteurs soit des règles nouvelles proposées – parfois même imposées, sans grand succès d’ailleurs – par des instances administratives, législatives, universitaires etc. La féminisation des termes, de métiers par exemple, complique sérieusement la tâche du rédacteur – de la rédactrice. Ainsi cette lettre très officielle s’adressant aux « chercheu – res – ses ».

Mais voici qu’interviennent, tels les anges vengeurs du haut de la nuée, les académiciens. À droite, Jean Dutourd tonne : « Cette histoire est un gadget, ce sont les effets de la polygamie de Jospin*1, qui est entouré de sultanes et qui, pour faire plaisir à son harem, relance une vieille idée ». Pauvre Jospin, austère protestant que l’on imagine mal entouré d’hétaïres… dans son bureau de Matignon. Mais le délicieux Dutourd n’a-t-il pas déclaré : « Les idées sont comme les femmes. Si on ne les lève pas quand elles passent, on les perd de vue ».

Et toujours en haut du tableau (à droite bien sûr), l’ineffable Maurice Druon, peu suspect de progressisme, estime que « l’appropriation d’une fonction par la personne qui l’exerce [est] contraire aux principes d’égalité contenus dans la Constitution » ! Madame la Ministre a usurpé son maroquin ! La sénatrice n’a plus qu’à rendre son mandat ! Et, va-t-en-guerre avec Dutourd, Druon clame : si « tout le monde se couche, la droite se couche, les académiciens ne se coucheront pas »… Qu’en pensent les académiciennes, terme pourtant admis par le Dictionnaire depuis le XVIIe siècle, donc bien avant l’entrée d’une femme sous la Coupole ?

Un argument des grammairiens vient en renfort des académiciens : le fait qu’en français le masculin puisse tenir lieu de neutre, autrement dit de représenter à la fois le masculin et le féminin, ou même ni l’un ni l’autre. On le sait depuis longtemps, l’homme (masculin-neutre) englobe la femme (féminin). Certes, mais le neutre français reste masculin ; la femme n’a jamais englobé l’homme, sauf dans son utérus… D’autres langues comportent trois genres : masculin, féminin et neutre, comme l’allemand. Certaines langues moins connues vont jusqu’à cinq ou six genres (on dit de préférence « classes sémantiques »).

De nombreuses langues non indo-européennes, comme le basque, le finnois, l’estonien , le turc ou le hongrois , ne connaissent pas la catégorie du genre. Plus près de nous, l’anglais ne distingue pas le masculin du féminin. C’est sans doute pour cela que Mrs Thatcher, lors de la constitution de son premier gouvernement, n’y inclut aucune femme !

C’est dire que la féminisation des noms de métier n’est qu’un petit aspect du problème.

L’imagination devrait être au pouvoir pour aller plus loin. Un exemple nous y invite : c’est la masculinisation de certains noms de métier qui ne peut se réduire à l’orthographe : comment nommer la sage-femme au masculin ? « Sage-homme » est ridicule. On a proposé « accoucheur », trop réducteur, ou « maïeuticien », trop pédant. Il faut inventer des noms nouveaux.

Au terme de ces considérations bien peu académiques, je trouve une consolation : l’Académie admet que le substantif « féministe » soit aussi bien du genre masculin que du genre féminin. On peut dire une-un, ou un-une féministe ! Enfin !

Alain PIOT sociologue

*1 Initiateur, après Laurent Fabius, d’une circulaire sur la féminisation des noms de métiers, titres, grades et fonctions en 1998.

Pour de plus amples informations sur la féminisation de la langue française, en France, vous pouvez consulter la Circulaire du 8 mars 1986, la Circulaire du 6 mars 1998 ainsi que le guide « Femme, j’écris ton nom« 

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