Santé IVG : et si on donnait la parole aux hommes ?

Nicolas Divert, sociologue au laboratoire Cresppa – Genre travail mobilité du CNRS et Magdalena Jarvin, ethnologue indépendante, ont réalisé l’enquête « La place de l’homme dans l’interruption volontaire de grossesse », portée par l’Ancic, Association nationale des centres d’interruption de grossesse et de contraception (1), et financée par le Fonds social européen et le Conseil régional d’Ile-de-France.

Cette étude a abouti à la réalisation d’une plaquette à l’attention des hommes mise à disposition dans certains centres d’IVG franciliens et ouvre des discussions comme l’avait fait une étude précédente conduite par Geneviève Cresson (2). La place des hommes dans le processus de l’IVG sera d’ailleurs interrogée lors du prochain congrès national de l’Ancic en octobre 2011.

Cliquez sur une image pour voir la plaquette de l’Ancic :
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Pourquoi ce sujet, quelles ont été les motivations de l’Ancic ?

Nicolas Divert : L’Ancic est une association regroupant des professionnel-le-s travaillant autour de l’IVG. Au sein de cette association, certaines femmes médecins s’étaient interrogées sur la place des hommes dans le processus lié à l’IVG.

Historiquement, l’Ancic, s’intéresse plutôt aux femmes et certain-e-s membres pensent qu’il faut se focaliser sur elles. Mais les connaissances apportées par cette étude ne visent pas à opposer hommes et femmes. Bien au contraire. Il faut rester vigilant sur l’accès à l’IVG qui demeure parfois difficile.

Magdalena Jarvin : La nouveauté c’était de réfléchir à la place de l’homme dans le processus de l’IVG, que cette présence soit perçue comme positive ou négative.
Les femmes médecins qui ont demandé cette étude avaient déjà l’idée qu’il faudrait davantage impliquer les hommes dans la contraception et dans les démarches entourant l’IVG. Même si beaucoup d’entre elles perçoivent les hommes comme pouvant être violent envers une femme voulant avoir recours à une IVG, comme n’étant pas souvent accompagnants, soutenants, compréhensifs.

Quel est le pourcentage d’hommes qui viennent à l’entretien pré-IVG et le jour de l’intervention ?

MJ : D’après les résultats du volet quantitatif de l’enquête réalisé par Laurence Esterle, directrice de recherche à l’Inserm, environ 1 homme sur 5 accompagnent leur partenaire aux consultations pré-IVG.

ND : Peu d’hommes se présentent aux consultations et ceux qui le font sont atypiques. Les hommes qui ont répondu à nos questions sont pour la plupart urbains, diplômés du supérieur, avec un questionnement ouvert sur la sexualité et la contraception. Les autres hommes on ne les connait pas, mais il s’agit là des conséquences du faible délai de réalisation de l’étude et de la difficulté de parler de leur vie intime.

Comment les hommes sont-ils accueillis par les professionnel-le-s de santé ?

MJ : La première question que se posent les professionnel-le-s est « est-ce qu’on fait entrer les hommes en consultation ? »
La plupart des professionnel-le-s reçoivent les femmes seules d’abord pour avoir un moment privilégié avec elles, puis font entrer les hommes. En grande majorité les praticien-ne-s acceptent la présence des hommes, mais il n’y a pas de ligne de conduite commune, pas d’échanges sur les pratiques. Et ce pourrait être un point à développer.

Pour certain-e-s, ils sont source potentielle de violence, de domination, de prise de parole à la place des femmes, pour d’autres, ils représentent des contraintes de temps, pour d’autres encore, une difficulté à surmonter pendant l’intervention, surtout lorsque les hommes ont des malaises.
Bref, les hommes sont souvent perçus comme un problème.

ND : Les centres d’orthogénie notamment en Ile-de-France (lieu de notre enquête) sont soumis à des contraintes de temps et de budget, de rentabilité. Une personne en plus dans une consultation signifie autant de questions-réponses supplémentaires et les entretiens sont minutés. Un tête-à-tête est plus rapide et plus facile. Lorsqu’une tierce personne participe à l’entretien, l’activité professionnelle est moins confortable.

Mais les mouvements de pensée changent. Pendant longtemps, on considérait l’accouchement comme une affaire de femmes. Aujourd’hui, un homme qui n’accompagnerait pas sa femme ou sa compagne lors de l’accouchement serait considéré comme un mauvais père potentiel.

Ainsi, certain-e-s praticien-ne-s que l’on a rencontré-e-s pensent que l’homme doit s’impliquer aussi dans l’IVG. Mais l’IVG est un acte médical atypique, un acte particulièrement connoté, avec très souvent le recours à l’inconscience au manque de responsabilité des personnes qui consultent comme éléments justificatifs de la grossesse puis de son interruption.

Pour les professionnels l’IVG ne serait donc pas un acte banal ?

MJ : J’ai peu entendu de discours déculpabilisants de la part des professionnel-le-s. Jamais que l’IVG est un accident de la vie, un acte banal. Il y aurait toujours une raison inconsciente pour tomber enceinte : c’est un acte manqué, qu’au fond on le voulait…

ND : L’IVG est rarement envisagé comme un acte médical comme les autres.
C’est en effet la seule pratique médicale pour lesquels les médecins ont un droit de retrait.

Quand les femmes se présentent pour une première IVG, ça va, à partir de deux ou trois, c’est trop. Alors qu’aucune étude médicale n’a démontré que des IVG répétées pouvaient être dangereuses pour la santé des femmes.

Mais ce n’est pas un sentiment partagé par tout le monde. Lorsque j’ai présenté l’étude à l’Ancic, il y a eu un vrai débat. Certain-e-s défendaient la banalité de l’acte : comme on peut se casser quatre fois la cheville, on peut avoir recours à quatre IVG dans sa vie procréative.

Certains hommes cités dans votre étude en sont à leur cinquième IVG…

MJ : Aucun des hommes que l’on a interrogés ne nous a fait part d’une réflexion du type « vous auriez pu mettre un préservatif ! » de la part du personnel médical. Et on ne leur demande jamais s’ils sont à l’origine de plusieurs IVG.

Souvent ils ressentaient un manque d’attention, ils regrettaient qu’on les prenne si peu en considération, qu’on ne les responsabilise pas.

Les femmes voudraient que leurs hommes s’investissent davantage dans la contraception ou se proposent d’en prendre une. Les hommes savent qu’ils ont un rôle à jouer mais ne se sentent pas comme acteurs potentiels de la contraception. Il semble qu’il manque de l’information sur la contraception masculine.

ND : A leur décharge, il n’existe pas de spécialistes médicaux pour les hommes. Les médecins généralistes n’en parlent pas et les hommes non plus.
La médecine du travail pourrait jouer un rôle, comme lieu neutre d’information, par exemple.
Même s’il existait une pilule masculine, les hommes que nous avons interrogés n’imaginent pas subir les contraintes d’une contraception. Si ces hommes s’impliquent dans l’IVG, s’ils ressentent de la culpabilité, c’est comme s’ils s’impliquaient dans une contraception à distance, après coup.

A la suite de cette enquête, avez-vous des préconisations concernant la prise en charge des hommes dans les protocoles d’accueil ?

MJ : On s’en est bien gardé, ce n’est pas notre rôle. Il y a des contraintes internes dans les centres d’IVG, des enjeux que l’on ne connait pas. Mais ce qui ressort de l’étude, c’est l’importance d’inclure les hommes dans la contraception et l’IVG et le manque d’échanges de paroles et de pratiques entre professionnel-le-s sur la place à leur donner. Une autre chose a été reçue de manière très violente pour les hommes et les femmes, c’est que les centres d’IVG se trouvent dans les maternités. La salle d’attente commune avec des femmes enceintes a souvent été très mal vécue.

ND : Les préconisations sont difficiles, mais je pense que les professionnel-le-s de santé ne doivent pas imposer de choses aux femmes et aux hommes. La temporalité des individus, patientes ou accompagnants, et celle des professionnel-le-s sont différentes.

Les professionnel-le-s voudraient que des hommes parlent, s’impliquent de fait, mais pour ces derniers, cela peut prendre du temps de faire le cheminement de libérer la parole. Ils ont souvent vécu l’IVG dans le silence et parfois la souffrance.

Pour être homme, on ne doit pas montrer publiquement ses difficultés et pour certains professionnel-le-s de santé il faudrait que les hommes le fassent – sur commande. Pour le personnel médical, tout doit se faire en ligne droite. Un protocole se met en œuvre, il y a des entretiens pré et post IVG. Et si, quelques mois ou quelques années plus tard, un certain nombre d’hommes pensent qu’une écoute spécifique leur serait utile, ils ne savent pas vers où se diriger.

MJ : Ce serait bien que les hommes aient accès à des lieux de paroles et d’échanges, et qu’il y ait plus de flexibilité dans les délais des entretiens. Pour les hommes et pour les femmes.
Les hommes jeunes que l’on a rencontrés se sont souvent tournés vers leur mère ou leur meilleur ami. Les femmes parlent plus rapidement et facilement, et trouvent toujours un interlocuteur quand elles le cherchent.

Quelles sont les attentes des hommes et quelles attitudes ont-ils en général ?

MJ : Parmi les hommes interrogés, beaucoup veulent être perçus en tant qu’individu et pas comme le « compagnon de », d’autres qu’on leur demande « et vous, comment allez-vous ? ».

Beaucoup ont ressenti le besoin d’un moment d’échange seul à seul avec le corps médical. Ils veulent savoir ce qui va se passer physiquement et psychologiquement pour mieux assister sa partenaire après l’intervention. D’autres veulent connaître les bonnes pratiques pour mieux l’aider. A partir des témoignages, nous avons déterminé quatre types : l’absent, l’accompagnateur, le gestionnaire protecteur, l’investi.

ND : Les hommes ont évoqué le manque d’informations sur l’intervention. Régulièrement, notamment dans le cas d’une IVG médicamenteuse, même les femmes ne savent pas précisément ce qui va se passer et le corps médical a tendance à ne pas aborder certains points de l’intervention. C’est un point convergent entre les hommes et les femmes.

Les hommes interrogés cherchent à vivre l’acte, pour eux comme pour leur compagne, de manière non traumatisante et ne veulent pas être stigmatisés.

Qu’est ce qui vous a le plus surpris dans votre enquête ?

ND : Deux choses m’ont interpellé : le tabou qui entoure l’IVG et la difficulté à accéder à la population concernée par notre enquête. Difficulté également éprouvée par Geneviève Cresson, il y a quelques années, et Laurence Esterle pour la dimension quantitative de cette enquête. Il y a eu, en effet, un très faible taux de retour des 1 400 questionnaires distribués.

Il y a une méconnaissance très forte de l’IVG, qui est pourtant transversale à l’ensemble de la société. L’IVG concerne toutes les classes sociales et le tabou sur le sujet aussi.

Le chiffre de 200 000 IVG par an montre que c’est un acte commun mais on n’en parle pas, les hommes surtout. Même les professionnel-le-s s’étendent peu sur leur pratique de l’IVG en dehors de leur lieu de travail.

MJ : J’ai été étonnée par les réactions des professionnel-le-s de santé concerné-e-s lors de présentations de l’étude quand on parlait de la dimension sexuée de la grossesse et donc de l’IVG.

Lorsqu’on disait que certains hommes ressentaient presque physiologiquement l’IVG de leur femme. Pour les professionnel-les de l’IVG ce n’était pas possible, c’est la femme qui tombe enceinte, c’est elle qui expérimente seule ce vécu…

La découverte de la grossesse et la décision de son interruption peuvent aussi avoir des répercussions fortes sur les hommes : au niveau affectif, au niveau du couple, de la sexualité, lorsqu’ils découvrent leur fécondité ou de leur désir ou non de paternité…

Après ces discussions, la perspective a été décalée et c’est là notre mission en tant que sociologues : déconstruire un peu les idées préconçues et décaler les regards.

Propos recueillis par Catherine Capdeville – EGALITE

(1) L’Ancic a été fondée en 1979 après la légalisation de l’avortement en France. Elle rassemble des professionnels médecins et non-médecins travaillant dans des centres de planification et des centres d’interruption de grossesse du secteur public ou privé.

(2) Geneviève Cresson, 2006, Les hommes et l’IVG. Expérience et confidence, revue Sociétés contemporaines, n° 61, p. 65-89.

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