Contributions DSK/AS : Autopsie d’un soulagement

Beaucoup de choses ont été écrites, parfois avec une grande justesse, sur ce qui restera dans les annales comme « l’affaire DSK ». Avec deux mois de recul aujourd’hui, quelles leçons pour l’avenir peut-on retenir, non pas de ce qu’il s’est passé dans cette chambre du Sofitel en mai dernier (il appartient à la Justice de répondre à cette question), mais du maëlstrom social, politique et médiatique qui en a résulté ?

Loin des postures offensives des uns, le plus souvent alimentées par les postures défensives des autres, que restera-t-il de ce moment de notre Histoire commune qui, mieux qu’aucun autre peut-être, nous aide à porter loin notre regard sur ce que notre société française contemporaine s’efforce d’habitude d’oblitérer ?

Ainsi donc nous nous serions trompés, nous aurions mieux fait de nous taire, plutôt que de dénoncer l’ancestrale connivence entre sexe et pouvoir et, par là-même, la longue et pérenne subordination des femmes au désir masculin.

Le mythe du « séducteur français » opère un retour en force et avec lui s’élève le chœur réjoui des voix qui peuvent célébrer le (rapide) retour à l’ordre des choses, à cet ordre social sexué dont la France ne peut se départir, alors même que le monde autour d’elle change et s’étonne de ses frilosités. Ce ne serait rien d’autre qu’un retournement social et médiatique de plus, si tout, dans cette histoire, ne faisait clairement signe vers ce qui fonde et anime notre société.

Car l’essentiel est là, devant nous : c’est le bruit que fit (que continue de faire) ce soulagement général qu’il importe d’entendre, la force de ce souffle collectif que notre corps social en apnée retenait avec peine depuis plusieurs semaines : la vérité n’était peut-être pas celle que l’on avait pourtant, dès le début, eue tant de mal à croire.

En fait, le récit de cette femme n’avait jamais atteint ce stade de reconnaissance. L’ensemble de la communauté nationale s’était contenté de le juger, avec effort, « vraisemblable ».

On n’en finirait plus d’écrire sur tout ce qui s’est dit dans les médias depuis. Mais c’est moins ce futur cas d’école de journalisme qui nous intéresse qu’une plongée dans la sociologie de la France, en ce début de XXIème siècle, qui nous conduit à réfléchir sur les conséquences de ce que d’aucuns appellent, avec une bonne conscience confondante, « le modèle français ».

Nulle part ce fameux modèle ne se laisse mieux appréhender que dans la figure propitiatoire et sacrificielle d’une autre femme, dont le rôle, dans cette tragédie antique réactualisée, est central. Ainsi donc elle ne s’était pas sacrifiée pour rien ; mieux que tous, A.S avait su dès le départ qu’il ne pouvait être coupable et le visage couvert de cendres, elle avait défié l’oracle et les voix souterraines de ceux qui martelaient qu’elle ne pourrait, une fois encore, conjurer le destin.

D’un côté, des féministes, surtout des femmes, attachées à libérer une parole longtemps minorée ; de l’autre, une femme muette dont la présence douloureuse valait force de loi, au sens où elle dit la loi commune : le silence des femmes est condition de leur existence au sein du corps social.

D’une part, des femmes et des hommes exigeant l’égalité, l’appelant de leurs vœux afin de refonder le contrat social et de partager l’antique pouvoir d’agir sur le réel ; de l’autre, une femme affairée à sauver celui par l’entremise duquel elle pourra s’approcher au plus près d’un pouvoir que la société française continue de refuser par tous les moyens aux femmes. La particularité de cette femme est d’opérer, au profit de tous, une jonction organique avec cet ancien régime dont nous ne parvenons pas à nous détourner, un régime politique et social vouant les femmes à n’être que des régentes en puissance.

En France aujourd’hui encore, le monde commun se soutient du sacrifice des femmes qui le suturent en s’en retranchant. La médiation des femmes est un dispositif qui manifeste, dans un même mouvement, leur puissance et l’impossibilité anthropologique de leur pouvoir. Elle modélise et exemplarise le caractère conducteur des femmes, qui, comme les corps du même nom en physique, acheminent le pouvoir d’un point à l’autre.

Simples courroies de transmission du pouvoir, elles n’en sont jamais les détentrices légitimes, mais toujours les usurpatrices virtuelles. Leur rôle se résume à assurer la continuité de l’affirmation du pouvoir masculin. Depuis toujours, dans notre pays, les femmes ne s’élèvent pas quand elles accèdent au pouvoir, mais elles abaissent le pouvoir jusqu’à elles.

« Le Royaume de France ne doit pas tomber en quenouille » : cette phrase a longtemps permis d’écarter les femmes de la succession dynastique. C’est elle qui continue aujourd’hui de façonner les conseils d’administrations, les grandes et les petites entreprises, les médias et la vie politique et tous les lieux d’arbitrage et de décision, au point que l’on s’abuse en pensant que les choses changeront avec le temps.

L’ampleur et la force du soulagement qui s’est emparé de notre pays a valeur de leçon magistrale : c’est en restant à sa place, muette et digne dans l’outrage, qu’une seule femme a le mieux assuré la pérennité de cet ordre symbolique. Compassionnel et fusionnel , le corps social lui voue une admiration répétée, ici et là, dans les commentaires des articles de journaux en ligne, avec une remarquable continuité de la gauche à la droite du spectre politique.

Tout autre fut le destin du couple Clinton dont l’exemplarité n’a pas fini d’être analysée. Le double sacrifice d’Hillary (luttant pour amener Bill au pouvoir, puis pour l’y maintenir après l’affaire Levinsky) s’est soldé par un tout autre résultat. Pour la première fois dans l’histoire politique américaine, une femme et un homme ont échangé leur position dans la conquête du pouvoir suprême, l’un soutenant activement l’autre à tour de rôle.

Malgré leurs défauts et leurs failles, et même si leurs forces unies n’ont pas suffi à assurer la victoire d’Hillary, l’un et l’autre représentent l’un des points de bascule de la civilisation occidentale : par eux, les Etats-Unis d’Amérique ont versé dans une modernité que le couple français, modèle d’un passé archaïque, contribue activement à maintenir loin de nous. Pour combien de temps encore ?

Marie-Joseph Bertini –“Philosophe et essayiste, Marie-Joseph Bertini est Professeure des Universités. Directrice du Département Sciences de la Communication (Université de Nice-Sophia Antipolis), elle développe des travaux portant notamment sur la construction des normes de Genre et sur les nouvelles formes de sociabilité. Elle a publié, entre autres : « Femmes. Le pouvoir impossible »(Paris, éditions Pauvert / Fayard 2002) ». Elle est membre de l’Institut Emilie du Châtelet.

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