Assises 2011 de l'IEC Sciences et techniques : un domaine réservé ?

Catherine Marry

L’Institut Emilie-du-Châtelet organise les 3, 10, 17 et 24 octobre 2011 ses Assises 2011. Cette année, elles ont pour thème l’éducation à l’égalité entre les sexes.
EGALITE, partenaire de cette action, publie des contributions d’intervenant-e-s et des articles sur les différents thèmes abordés.

Cette troisième journée des Assises s’intitulait « On ne naît pas scientifique, on le devient ». Elle présentait la place des filles et des garçons, des femmes et des hommes, dans les études et les métiers scientifiques et techniques. Elle s’intéressait aux freins et aux préjugés pesant sur les choix d’orientation des filles et sur les carrières des femmes, et évoquait les actions entreprises ou possibles pour les éliminer.

Contribution de Catherine Marry, sociologue au CNRS.

Catherine Marry

Place des femmes dans les études et métiers scientifiques et techniques

Alors même que la population étudiante compte en 2010 une majorité de filles (56%), et que quelques grandes écoles se sont massivement féminisées – Magistrature (80%), Agro (70%), Véto (70%), écoles de commerce (autour de 50%), ENSAEE (1) où la part des filles est passée de 16% en 1980 à 42% en 2010 –, on ne compte toujours qu’une minorité de filles diplômées d’une école d’ingénieur (27% en 2010) et 17% parmi les ingénieurs et cadres techniques en activité (27% des moins de 30 ans) (2).

Cette part est toutefois en progression faible mais régulière depuis le début des années 1970, décennie d’ouverture de toutes les grandes écoles aux filles. Elle varie beaucoup selon les disciplines : l’agronomie compte une large majorité de filles, la chimie est mixte. Les écoles de mécanique, électricité, électronique restent en revanche toujours investies majoritairement par les hommes.

La part des filles est plus faible aussi dans les écoles les plus prestigieuses – l’X et ses écoles d’application compte entre 10 et 17% de femmes (15,7% à l’X au concours 2010). Mais à ces niveaux d’études et d’emploi les jeunes femmes sont relativement bien acceptées, intégrées et les différences de salaires minimes en début de carrière. Une thèse de la banalisation que je soutiens dans mon livre Les femmes ingénieurs, une révolution respectueuse, en m’appuyant sur le constat d’une dynamique positive d’intégration des diplômées ingénieurs au fil des générations.

La présence des filles stagne en revanche à moins de 10% dans les études et métiers des techniques industrielles : mécanique, électricité, électronique. Elle a même régressé dans les études et métiers de l’informatique industrielle, à tous les niveaux BTS, DUT, écoles d’ingénieurs. On ne compte que 10% de filles parmi les technicien-ne-s en électronique et génie mécanique en activité. Et l’intégration des filles dans les métiers d’encadrement de niveau moyen – chefs d’atelier ou de chantier –, reste problématique.

Freins et préjugés pesant sur les orientations scientifiques et techniques

Un premier courant d’interprétations met l’accent sur les déterminants sociaux des « goûts » et « dégoûts » des filles (et des garçons) pour les différents types d’études et de métiers. Les mots clés sont ceux de socialisation, de stéréotypes et d’auto-exclusion.

D’autres déplacent l’attention sur les interdits juridiques, matériels et/ou symboliques, qui limitent l’entrée des femmes dans certains domaines et lieux, associés au pouvoir masculin mais aussi sur la dynamique historique de levée de ces interdits (histoire de la mixité des études et métiers). Les mots clés sont ceux d’exclusion et de discriminations.

Parmi le premier type d’interprétations on relève une socialisation toujours très sexuée en dépit de l’idéal égalitaire, qui tend à s’imposer dans tous les milieux sociaux : des « qualités » prétendument « naturelles », biologiques ou psychologiques, sont imputées aux hommes et aux femmes : force, courage, créativité, agressivité, maîtrise des techniques, intelligence abstraite du côté des hommes. Faiblesse, docilité, sensibilité, altruisme, patience, minutie, intelligence concrète du côté des femmes. Ces « qualités » sont inculquées tout au long de la vie par les parents (jouets, activités sportives…), l’école, les pairs, et maintiennent la domination masculine.
On observe en outre un renforcement des stéréotypes à l’âge des choix d’orientation, qui est aussi celui des choix amoureux (3).

Plusieurs chercheuses se sont penchées sur le second type d’interprétations, comme Paola Tabet qui a observé l’interdit anthropologique qui pèse sur la conception et l’usage des outils et des armes par les femmes. L’anthropologue féministe italienne montre que dans un grand nombre de sociétés pré-industrielles, qui vivent de la chasse, de la pêche, de la cueillette, les femmes sont sous-équipées. Leurs outils et leurs armes sont moins sophistiqués et elles n’ont jamais accès à leur conception et leur fabrication. Cet interdit permet aux hommes d’assurer leur domination sur les femmes, faute de pouvoir contrôler la fonction de reproduction.

Dans L’Ecole des filles, Marie Duru-Bellat (5) s’est interrogée sur le vécu d’un coût de la transgression. Pour elle, les femmes qui dérogent aux interdits juridiques, matériels, ou symboliques se heurteraient à de nombreuses difficultés comme l’hostilité ou l’isolement. Il persiste le tabou de l’encadrement d’hommes, surtout des ouvriers, par des femmes, plus jeunes et diplômées.

Le choix des femmes pour des métiers « féminins » est donc « raisonnable » et raisonné. Nombre de celles qui ont choisi des métiers techniques et scientifiques très masculins tendent à re-féminiser leur trajectoire vers l’enseignement par exemple ou des postes de… chargées d’égalité.

Une exclusion des femmes par le monde professionnel

Les professions se défendent contre l’arrivée des femmes, comme le montre l’exemple des syndicats ouvriers de l’imprimerie – lors du passage de la composition à chaud à la composition informatisée –, qui se sont battus pour que les femmes restent classées comme employées non qualifiées, clavistes, et non pas comme ouvriers très qualifiés du Livre, et bien payés, les typographes (6).

Il faut citer aussi l’interdit, jusqu’à la fin du XIXe siècle, d’accès des femmes à l’université et aux grandes écoles ouvrant sur les professions de prestige. L’X ne leur a ouvert ses portes qu’en 1972, HEC en 1973, le concours de commissaire de police n’est devenu mixte qu’en 1973, l’Ecole normale supérieure d’Ulm n’a fusionné avec l’ENS de Sèvres qu’en 1985. Des quotas perdurent, de façon officieuse, dans certains métiers comme celui des commissaires de police (7).

Les entreprises mettent en place des mécanismes de ségrégation professionnelle : les femmes sont cantonnées à des segments moins valorisés de la profession (ressources humaines versus les finances par ex.) et sont exclues des positions de pouvoir par le plafond de verre.

Des espaces de qualification entiers restent ainsi fermés aux femmes, du bas en haut de l’échelle, dans tous les pays, tels ceux liés aux techniques industrielles. Les figures de l’ouvrier qualifié, technicien ou ingénieur de production en mécanique, électronique, télécommunications ou informatique sont masculines, sur les plans des représentations comme des pratiques. Les femmes qui travaillent dans ces domaines sont affectées à des lieux de travail, qui leur sont plus ouverts depuis longtemps – les laboratoires et bureaux d’études, les services de ressources humaines, la communication.

Des évolutions de l’organisation du travail défavorables aux femmes peuvent conduire à leur éviction. C’est le cas du développement de la sous-traitance dans l’informatique : des grandes entreprises comme Bull ont licencié massivement et transféré de nombreux emplois de maintenance et de conseil à des sociétés de services en ingénierie informatique (SSII). Les conditions de travail y sont beaucoup moins favorables – déplacements continuels, imprévisibilité des horaires et de la charge de travail, précarité du contrat de travail – et tendent à décourager les femmes (8).

Catherine Marry

(1) Ecole nationale de la statistique et de l’administration.

(2) Source : enquêtes du CNISF et enquêtes emploi Insee.

(3) Françoise Vouillot ( dir.), « Formation et orientation, l’empreinte du genre », dossier de la revue Travail, genre et sociétés, n° 18, 2007.

(4) Paola Tabet, « Les mains, les outils, les armes », L’Homme, XIX (3-4) 1979, p.5-61 et La construction sociale de l’inégalité des sexes, Paris, L’Harmattan.

(5) Marie Duru-Bellat, L’école des filles, 1990, rééd. 2004.

(6) Margaret Maruani et Chantal Nicole, Au labeur des dames, Syros, 1989.

(7) Geneviève Pruvost, De la sergote à la femme flic. Une autre histoire de l’institution policière (1835-2005), La Découverte, 2008.

(8) Helène Stevens, « Destins professionnels des femmes ingénieurs. Des retournements inattendus », Sociologie du travail, vol. 49, n° 4, octobre-décembre, p. 443-463.

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