Chroniques Le blog de Patric Jean : Prostitution, les intellectuels des beaux quartiers

Une nouvelle tribune signée par quelques « intellectuel-le-s » à propos de la prostitution a été publiée le 22 août par le Nouvel Observateur. On retrouve sans surprise Elisabeth Badinter en première ligne, nous y sommes habitués depuis son opus « Fausse route ».

Inutile de reprendre ici les arguments pour l’abolition de la prostitution par la pénalisation des clients. Pour celles et ceux qui auraient manqué des épisodes vous les trouverez ici et ici.

Ce texte qui nous arrive sans doute avant de nombreux autres du même type et publié encore et toujours dans les mêmes colonnes (Libé, Nouvel Obs, Rue89…) m’inspire trois réflexions que je voudrais vous livrer.

Tout d’abord, ces prises de positions puent le mépris social. En effet, cette héritière d’une fortune formidable, vivant dans les plus beaux quartiers et n’ayant jamais souillé ses escarpins dans les ruelles plus populaires n’a jamais imaginé une seule seconde la prostitution comme une possibilité ni pour elle, ni pour ses proches. Sa justification que des femmes de la plèbe puissent « librement » louer leur vagin, leur bouche ou leur anus à destination du sexe des hommes m’évoque le mépris d’une caste sociale pour qui un humain ne vaut pas tout à fait un humain, une femme une femme, un désir un désir.

Les féministes m’ont appris qu’elles luttaient pour l’égalité et que l’égalité entre femmes et hommes entraîne et nécessite une égalité tout court entre les êtres humains. Pas étonnant que ce combat se retrouve fondamentalement plus souvent dans les luttes de gauche. Elisabeth Badinter s’en éloigne à chaque papier un peu plus.

Trahir ses idées est somme toute assez banal. Badinter n’est ni la première ni la dernière. Une féministe affirmait à l’Université  d’été de l’assemblée des femmes à La Rochelle que Badinter était au féminisme ce qu’ Eric Besson est au socialisme.

Mais la philosophe des beaux salons a poussé l’exercice au plus loin que l’on aurait pu imaginer. Lorsque j’ai infiltré des milieux masculinistes les plus extrémistes du Québec en me faisant passer pour l’un d’entre eux (afin de pouvoir ensuite les filmer), ceux-ci m’ont confié toute l’admiration qu’ils avaient pour la « philosophe ». « Fausse route » est devenu pour eux un ouvrage de référence leur offrant les meilleurs arguments de la part d’une « intellectuelle féministe »: refus d’abolir la prostitution, reconnaissance de l’importance du phénomène des « hommes battus » par des femmes, mensonges des féministes à propos des chiffres des violences faites aux femmes, reconnaissance de la « souffrance des hommes » et j’en passe. Tout s’y retrouve.

Il vaut parfois mieux un bon ennemi qu’un ancien ami, Badinter nous le prouve avec une violence surprenante.

Mais au-delà de ces positions difficilement explicables, il me semble légitime de nous questionner sur le terme-même d’intellectuel-le utilisé à tour de bras dans la presse française.

Suffit-il d’avoir publié quelques ouvrages, prononcé quelques sentences, réalisé quelques films ou spectacles, rédigé quelques chroniques pour être un-e intellectuel-le?

L’intellectuel-le n’est-il pas avant tout celui ou celle qui met son intelligence et sa réflexion au service de son temps, non pas dans la défense de sa communauté ou de ses intérêts propres mais justement là où il n’a rien à gagner, voire quelque chose à perdre et des coups à prendre. L’intellectuel-le est celui ou celle qui s’exerce à remettre en question ses propres intuitions, mais aussi ses privilèges. Il ou elle prend des risques et court celui de n’être pas compris-e avant des siècles, voire de tomber dans l’oubli bien avant. S’il ou elle est visionnaire, il ou elle court le danger de ne pas être intelligible largement ni dans les fondements de sa pensée, ni dans ses conséquences. Il ou elle voit avant les autres et ne peut s’empêcher d’en témoigner parce que son intelligence fonctionne dans un sentiment d’urgence.

Je connais pas mal de gens qui correspondent à cette définition et que l’on ne verra jamais sur les plateaux de télévision. Mais ces grand-e-s bourgeois-es qui ânonnent des stéréotypes que nos ancêtres auraient partagé sans peine, tout cultivé-e-s qu’ils ou elles soient, intellectuel-le-s ils ni elles ne le sont pas.

Patric Jean

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