Société La Maison des Babayagas de Montreuil : réalisation difficile pour une utopie réaliste…

 

« Vieillir, c’est pas un boulot pour les poules mouillées ! »

Justement, Thérèse Clerc et les Babayagas de Montreuil n’ont pas froid aux yeux… Après sept années de débats et surtout de combats, la première pierre de cette maison-de-retraite-qui-n’en-est-pas-une a été posée en décembre 2009  autour de ces vieilles dames pas comme les autres : elles, elles refusent de faire partie de la cohorte de ces 17 millions de vieux qui constituent « un marché juteux pour les gériatres en tous genres et l’industrie pharmaceutique ».

Pour comprendre l’esprit du projet, un retour en arrière s’impose.

Comment l’inspiration vint à Thérèse Clerc 

Lorsque Thérèse Clerc perd ses parents, au début des années 90, cela fait plusieurs années déjà qu’ils sont dépendants et qu’elle s’occupe d’eux au quotidien. C’est peu de temps après leur mort, encore émue de les avoir vus se dégrader ainsi et d’avoir dû affronter seule l’organisation d’un quotidien très lourd, qu’elle se promet d’épargner cette charge à ses propres enfants et que lui vient l’idée d’une maison de retraite différente. La Babayaga, c’est cette sorcière des contes russes qui vit au fond de la forêt, dans une maison perchée sur des pattes de poulet, et qui parfois va jusqu’à dévorer les petits enfants… Cet emblème de vieille dame indigne convient parfaitement à l’auteure du projet d’une maison « pour femmes vieillissantes voulant se prendre en charge elles-mêmes jusqu’au bout ». Pourquoi des femmes seulement, à l’heure où l’on prône la non-discrimination tous azimuts ? Parce que, répond-elle avec facétie, à leur âge, « tous les hommes sont morts ! ». Plus sérieusement, c’est l’esprit même de solidarité totale, et de l’intimité qu’elle implique, entre les habitantes qui implique la non-mixité.

Avec deux vieilles copines, qui partagent son long passé de militante, et qui ont aussi connu la douloureuse expérience d’accompagner leurs parents en fin de vie, Thérèse Clerc présente en 2000 l’idée à de nombreux responsables politiques et institutionnels ; sans doute effrayés par la modernité du projet, ils les remercient tous poliment.

Il faudra attendre la canicule de 2003 et l’hécatombe de vieux – 11 000 décès en trois semaines – pour que les  hommes politiques ressortent le projet des Babayagas du tiroir… L’idée devient tout d’un coup séduisante : « ne restait » alors plus qu’à résoudre toutes les questions administratives et boucler le montage financier, soit neuf années de combats.

Une projet pour vieilles qui décoiffe…

La Maison des Babayagas, c’est une anti-maison de retraite où tout est prévu pour éviter d’être « emmurées vivantes » : le combat d’Antigone, certes, mais surtout pas sa fin tragique !

Dans le modèle classique, la maison de retraite se compose de parties collectives de type hôtelier et d’espaces privatifs inspirés du monde hospitalier ; les Babayagas, elles, seront tout simplement locataires de l’Office des HLM de Montreuil, qui réalise la construction, pour des loyers modulables de 250 à 700 euros en fonction de leurs ressources. C’est l’ancien député-maire de Montreuil, Jean-Pierre Brard, qui a cédé le terrain de 700 mètres carrés en plein centre-ville. Le petit immeuble de trois étages se compose de 20 studios de 25 à 35m2 avec cuisine et salle de bains et d’espaces collectifs (terrasse pour jardinage, bibliothèque, ateliers pour les artistes, salles de conférences et de réunion). Originalité supplémentaire : l’architecte a travaillé dès le début avec les futures locataires, prenant en compte leurs désirs et leurs besoins, ce qui est en soi une première pour l’OPHLM…

Une maison de retraite autogérée, solidaire et citoyenne.

Maison autogérée puisque les locataires n’auront ni directrice ni organisme de tutelle, et donc pas de hiérarchie ni de personnel coûteux. Juste une médiatrice déjà budgétée pour résoudre les inévitables conflits de ces vieilles dames au verbe toujours animé! Tout sera décidé démocratiquement par des habitantes responsables qui prendront en charge tous les aspects de la vie quotidienne.

Maison solidaire puisque l’idée est de mettre en place une « tontine », une caisse commune permettant d’aider celles qui ont des difficultés financières, et surtout d’établir une solidarité personnelle pour pallier les inévitables faiblesses des corps vieillissants et de s’aider, comme le dit pudiquement Thérèse Clerc, « à franchir l’ultime passage dans la tendresse ».

Voilà des retraitées qui ne coûteront rien à la société puisque, simples locataires, elles gèreront seules et ensemble tous les aspects de leur vie. Et lorsqu’elles auront besoin de soins ou d’aide particulière, elles bénéficieront du système prévu pour tous.

Maison citoyenne, enfin, puisque toutes ces femmes refusent de se laisser enfermer dans des « ghettos pour personnes âgées ». Les Babayagas veulent une maison ouverte sur la cité : ouverte aux jeunes femmes en manque d’une nécessaire transmission, aux migrantes, aux habitants du quartier pour de joyeux dîners. Les Babayagas veulent surtout impulser une réflexion sur toutes les questions de la vieillesse à travers UNISAVIE (l’Université du Savoir des Vieux), réunissant autour d’elles des expert-e-s et des spécialistes pour un échange pluridisciplinaire : anthropologues, sociologues, économistes et philosophes se pressent déjà auprès des Babayagas dans l’esprit des groupes Balint des années 70. La Maison des Babayagas est avant tout « un projet destiné à changer le regard sur les vieux » pour passer de l’habituelle sollicitude à une réflexion et à une attitude citoyenne.

Image extraite d’un reportage de France 2 du 4 mai 2012

Pendant la construction du bâtiment, les Babayagas sont parties plusieurs fois « en colonie de vacances » pour expérimenter toutes les facettes de ce vivre ensemble qu’elles innovent et peaufiner tous les aspects de leur projet, à St Bris Vineux, dans l’Yonne, dans un domaine qui appartient à la Ville de Montreuil.

Dans ce cadre verdoyant et serein, elles ont à chaque fois pratiqué pendant quelques jours la vie en communauté tout en continuant à travailler à la rédaction de leur charte.

La mère porteuse du projet, c’est Thérèse Clerc. C’est elle qui, depuis une dizaine d’années, court inlassablement les bureaux et les ministères pour faire exister ce projet. Elle qui partout, dans les media comme dans les régions où des maisons des Babayagas sont en gestation, parle encore et encore du bien vieillir entre soi, dans le refus de l’infantilisation et du consumérisme qui menacent les personnes âgées. Thérèse est belle et intelligente, et pas mal cabotine. Elle aime Mozart et l’utopie d’Ernst Bloch. Les fringues aussi. Et les hommes et les femmes. Le collectif est le maître-mot de sa vie et, en imaginant la maison des Babayagas, elle barre la route à ce « rétrécissement » des vieux qui s’éloignent de la vraie vie et ne sont plus des citoyens.

Enfin dans les murs…

Les premières locataires ont commencé à emménager dans la maison en octobre. Mais Thérèse Clerc n’en fait pas partie. Non qu’elle quitte le navire au moment de la mise à l’eau. Mais voilà, l’Office de HLM, après s’être montré enthousiaste pour ce projet innovant, est pris d’une frilosité de dernière minute et revient à un fonctionnement traditionnel. Thérèse est propriétaire de son petit appartement montreuillois et ne souhaite pas le vendre. Or l’Office n’accepte jamais les dossiers de propriétaires : ce bâtiment pourtant pas comme les autres se trouve maintenant soumis à la législation habituelle des HLM.

Terminée l’innovation. Retour au règlement. Thérèse Clerc et deux ou trois autres de ses camarades se voient ainsi refuser l’accès à la Maison des Babayagas qu’elles ont imaginée et créée de toutes pièces.

Manque de courage et de conscience politique ? Retour à un conformisme rassurant ? Cela en dit long sur une société qui souhaite innover sans vouloir toucher à rien…

Qu’importe ! Les « exclues » seront des Babayagas hors les murs, actives à travers l’UNISAVIE, qui proposera, à partir de janvier 2013, de nombreuses rencontres autour de la question de la vieillesse citoyenne et heureuse.

« Vieillir vieux, c’est bien », dit Thérèse Clerc d’un air gourmand. « Vieillir bien, c’est mieux ! » Ce n’est pas un règlement rebidouillé à la dernière minute pour freiner l’innovation qui empêchera ces vieilles d’avancer…

 

Danielle Michel-Chich  –  EGALITE

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