Non classé En leur âme et conscience

 

Les plafonds en crépi blanc, les couloirs infinis, vous ne les verrez pas. Le tribunal sobre, moderne, vous n’en apercevrez aucune image. Au Tribunal Pénal International (TPI), les photos sont interdites. On est sous haute surveillance. Ratko Mladic, ancien chef militaire des Serbes de Bosnie, est jugé en ce moment même, derrière ces murs épais. Les drapeaux des Nations Unies claquent, emportés par des bourrasques de vent salé. Nous sommes à La Haye, au cœur de la justice pénale internationale. Sont jugées ici les affaires en première instance pour l’ex-Yougoslavie et, en appel, à la fois pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda.

Les femmes que nous allons rencontrer travaillent ici. Elles ont vu défiler les plus grands criminels de ces vingt dernières années, et elles les ont jugés.[1] Sur les dix juges de la chambre d’appel, elles sont trois femmes : Arlette Ramaroson, malgache, Andrésia Vaz, sénégalaise, et Khalida Rashid Khan, pakistanaise. Leurs points communs : une famille qui les a soutenues, un mari qui les a suivies et une ténacité à toute épreuve.

Madame la juge

Faut-il dire Madame la juge ? « Dites, dites…, s’esclaffe Andrésia Vaz. Du moment que vous précisez bien Madame… » Toutes trois ont été parmi les premières femmes juges dans leur pays. Khalida Rashid Khan a ouvert la voie au Pakistan : au début de sa carrière, elle a subi d’incessantes attaques (voir portrait). Andrésia Vaz se souvient : « Lorsque j’étais première présidente de la Cour de cassation au Sénégal, nous avions trois chambres, toutes présidées par des femmes. À l’époque, cela a créé un tollé ! » Pour elle, la discrimination se niche d’abord dans l’éducation et la formation. « Ce sont les données de départ qui empêchent les femmes d’accéder à des postes de responsabilité : intégrer des écoles est souvent plus difficile pour elles. »

Autre obstacle potentiel : la vie familiale. Nous avons rencontré trois femmes que leurs familles ont toujours soutenues et que leurs maris ont accepté de suivre dans leurs déplacements. Mais ce n’est pas toujours le cas. « Dès qu’on a des enfants, c’est plus difficile, car on doit en assumer la responsabilité, raconte la juge Vaz. J’ai eu de la chance : ma mère ne travaillait pas et s’est occupée d’eux… »

Témoignage

  • Khalida Rashid Khan : une femme juge dans un monde d’hommes
  • « Je suis née au Pakistan, à Peshawar, à la frontière avec l’Afghanistan. Dans un monde d’hommes, les femmes sont considérées comme inférieures. En 1974, je suis devenue la première femme juge dans mon pays et dans les pays voisins. J’ai passé un examen très compétitif : six places disponibles pour deux cents candidats surentraînés. Ma famille était derrière moi. J’ai réussi.
  • Lorsque j’ai commencé à exercer, les gens sont devenus fous. Des inconnus débarquaient dans mon bureau pour me dévisager. Une femme juge : ils n’en revenaient pas ! Certains juristes étaient furieux et refusaient de travailler avec moi. Je me suis établie lentement, en redoublant d’efforts dans mon travail et en faisant constamment attention à mon comportement. Une fois juge, j’ai épousé l’homme que ma famille m’avait choisi. J’ai eu beaucoup de chance : je suis tombée amoureuse de lui, il m’a soutenue dans mes choix professionnels. Je suis devenue la première femme juge d’instruction en charge des affaires criminelles, du trafic de drogue et de la criminalité financière. C’est le président Musharraf qui m’a nominée pour le Tribunal Pénal International, et j’ai été élue par l’Assemblée Générale des Nations Unies.« 

Montrer l’exemple

  • « Je crois que j’ai donné du courage à beaucoup de femmes au Pakistan ; elles m’ont connue dans les difficultés, mais je me suis accrochée pour montrer l’exemple. J’avais tellement de pression : quoi que je fasse, c’était dans les médias le lendemain matin !
  • Dans mon pays, j’ai beaucoup travaillé pour que l’on reconnaisse certaines violences spécifiques dont les femmes étaient et sont encore victimes aujourd’hui : le divorce, la torture et la cruauté dans la famille ou dans la belle-famille, la garde des enfants en cas de séparation, garde qui, à l’époque, revenait systématiquement et intégralement aux pères. Je pense que j’ai contribué au changement de mentalité et aussi, en termes juridiques, à une meilleure protection des femmes victimes de violences.« 

Se tenir à carreau

Reste à se comporter aussi dignement que possible. Lorsqu’elle exerçait son métier à Peshawar, au Pakistan, Khalida Rashid Khan se tenait à carreau : ses faits et gestes étaient épiés par la presse qui n’attendait qu’une occasion pour dénigrer l’unique femme juge du pays.

Au TPI, elles sont trois femmes sur dix juges d’appel. « Il faudrait plus d’égalité au niveau de la justice – c’est d’ailleurs un engagement international », pointe Arlette Ramaroson. La juge Khan fronce les sourcils : « Il faut plus que cinquante pour cent de femmes dans la justice ! Avec ce qu’elles ont enduré avant de parvenir aux mêmes responsabilités que les hommes, elles ont acquis plus de discernement et fait preuve de plus de diligence ! »

Un jugement de femme ?

Juge-t-on différemment si l’on est une femme ? « En tant que juge, nous n’avons pas d’état d’âme », explique Arlette Ramaroson. La juge Khan, au début de sa carrière au Pakistan, a prononcé des condamnations à la peine capitale, sans état d’âme effectivement : « Cela ne nous empêche pas d’être bouleversées, mais ces sentiments n’ont pas d’impact sur la décision que nous prenons en notre âme et conscience. » Si leurs jugements échappent au genre, leur écoute de certains témoins est peut-être différente. « Pour les femmes qui ont été victimes de viol, explique Andrésia Vaz, nous savons que c’est très dur de s’exprimer, de raconter. Nous essayons à la fois de les protéger et de leur donner confiance. Plus elles parlent, plus les autres osent parler… »

Pauline N., rwandaise, condamnée pour viol

D’une manière générale, c’est surtout la violence des hommes qui est jugée, mais il y a des exceptions. « Nous avons poursuivi une femme, ancienne ministre : nous avons créer un quartier spécial pour elle, car il n’y avait que des hommes détenus », se souvient la juge Vaz. Ce qui ne signifie pas que les femmes seraient naturellement plus paisibles[2], mais elles sont beaucoup moins nombreuses dans les sphères politiques et militaires… Le jugement qu’évoque la juge Vaz résonne encore dans les couloirs du Tribunal : pour la première fois dans l’histoire, au cours de l’affaire Butare[3], co-jugée par Arlette Ramaroson, une femme a été condamnée pour viol en tant que crime contre l’humanité. Pauline Nyiramasuhuko, ex-ministre rwandaise de la Famille et du Progrès des Femmes – terrifiante ironie – avait ordonné de nombreux viols. Elle a été reconnue coupable de ne pas avoir puni ses subordonnés. Pas d’état d’âme.

Petit lexique 

• Les Tribunaux Pénaux Internationaux sont des juridictions spécifiques et temporaires, créées par le Conseil de Sécurité des Nations Unies pour juger les crimes commis durant les guerres de Yougoslavie ainsi qu’au Rwanda en 1994.
• La Cour pénale internationale est une juridiction permanente chargée de juger les personnes accusées de génocide, de crime contre l’humanité et de crime de guerre.

 

Sabine Panet – AXELLE

 

[1] Dans la région de l’Afrique des Grands Lacs et en particulier an Congo, de nombreux crimes contre l’humanité, postérieurs au génocide du Rwanda, n’entrent pas dans la compétence du TPIR.

[2] Voir l’ouvrage collectif Penser la violence des femmes, coordonné par Coline Cardi et Geneviève Pruvost (La Découverte 2012) et notre article en pages 18-19.

[3] Le procès dit « Butare » a condamné six co-accusés reconnus coupables d’implication dans le génocide de 1994, dans la préfecture de Butare.

 

 

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