DOSSIERS \ Femmes palestiniennes : la longue marche vers l'égalité économique \ Monde REPORTAGE: Les femmes brodeuses d'Hébron

Voilà une dizaine d’années, elles se sont mises en coopérative pour pouvoir gagner des revenus tout en travaillant chez elles. Une alternative qui, sans faire de vagues, renforce leur pouvoir dans la famille.

Dans la pièce principale d’une maison blanche et carrée, bâtie en béton au sommet d’une colline, une dizaine de femmes, assises sur des matelas à même le sol, s’affairent à la couture. L’une d’elles, la soixantaine, entre dans la pièce, portant la magnifique robe qu’elle vient de terminer après quatre mois de travail, puis prend la pose, comme pour entamer une danse. Les autres applaudissent avant de se remettre à leur ouvrage.
Nous sommes à Idna, une bourgade du sud de la Cisjordanie, à une quinzaine de kilomètres à l’ouest d’Hébron et quelques centaines de mètres seulement de la frontière avec Israël. Autant dire qu’ici les incursions de l’armée et de la police israéliennes sont quasi quotidiennes. Cette maison, c’est l’une de celles dans lesquelles travaillent les « femmes brodeuses d’Hébron », une coopérative qui permet aujourd’hui à 150 mères de se procurer un revenu d’activité.
Rester chez soi mais gagner sa vie 
Elles n’étaient qu’une trentaine à l’origine à participer à ce projet collectif, né en 2005 dans la tête de Nawal Slemiah : « Je voulais aider les femmes qui ne peuvent pas sortir à gagner leur vie tout en restant chez elles ». A l’époque, beaucoup des maris ont perdu leur travail. Coup de chance, la broderie est une tradition bien vivante en terre palestinienne. Et Nawal y a été initiée dès son plus jeune âge par sa famille. Pendant la première intifada, elle a travaillé pour la PWWSD (Palestinian Working Woman Society for Development), l’une des principales organisations palestiniennes de défense des droits des femmes. Mais la naissance de ses deux enfants, puis des problèmes de santé, l’ont ensuite amenée à rester au foyer. Aujourd’hui, c’est toujours en tant que bénévole qu’elle assure la direction de la coopérative. Mais, explique-t-elle, c’est parce que « ma situation personnelle est bien meilleure que la plupart des femmes d’ici ».
Sous son hijab, Nawal affiche un caractère plein de détermination. Elle m’accueille avec un large sourire, mais, comme le veut une certaine tradition musulmane, ne me serre pas la main. C’est sa fille Yafa, 11 ans, qui sert de traductrice pendant tout l’entretien. « Les femmes sont payées à la pièce quand c’est un petit objet, au nombre d’heures quand il s’agit d’un travail sur la durée », explique Nawal. Elles gagnent, en moyenne, 200 à 300 shekels par mois (43 à 64 euros). « Mais elles doivent parfois attendre trois mois pour toucher leur salaire, admet Nawal. Car il faut d’abord payer les machines, les matières premières… Et les commandes ne sont pas réglées si vite que cela ! ».
Épaulée par des aides financières du consulat britannique et d’une agence de développement belge, la coopérative achète le matériel pour les femmes. La vente se fait par Internet (notamment via Facebook) ou dans la boutique située sur le marché du centre d’Hébron, pas très loin du Tombeau des Patriarches. « Nous avions même ouvert trois boutiques près du souk, mais les gens ont peur d’aller là-bas » explique Nawal. Car le souk, c’est le quartier de la ville le plus sous tension : 500 colons juifs, des ultra-religieux, se sont implantés en plein quartier arabe sous la protection serrée de 2 000 soldats de Tsahal.
Un mélange de tradition et de modernité
Dans le petit atelier d’Idna qui sert de show-room aux brodeuses, les couleurs vives rivalisent avec les formes novatrices. Robes étincelantes, sacs arborant des arbres palestiniens, coussins ou petites pochettes… le mélange de la tradition palestinienne et de la modernité saute aux yeux. Les designers introduisent des couleurs inédites (le bleu ou le violet, peu courants dans la tradition), mais aussi des objets adaptés à notre époque, comme des porte-téléphones, des petites trousses, des sacs à main, des sacs à dos, des bracelets… Certaines des brodeuses, plus aguerries, participent à la conception des ouvrages. Des designers interviennent aussi à leurs côtés pour adapter les modèles aux tendances de la mode. Nawal a elle-même assuré le design pendant trois ans. Aujourd’hui Dora, une designer britannique, est venue de Londres, pour quelques semaines, le temps de concevoir de nouvelles collections.
Retour à la maison blanche d’Idna. Les femmes parlent toutes en même temps, dans une joyeuse agitation. Toutes ont entre 6 et 10 enfants, et la contraception leur semble quelque chose d’assez étranger. L’une d’elles travaille très lentement, mais ça ne pose pas problème aux autres. Son mari, blessé lors de la première intifada, n’arrive plus à parler,  leur fils vient de mourir à l’âge de 26 ans et elle-même ne voit presque plus. Mais « tout le monde la connaît et la respecte à Idna » assure Nawal. « Je viens ici pour me distraire » précise l’intéressée.
Une autre femme, mère de neuf enfants, explique qu’avant la création de la coopérative, elle faisait déjà de la broderie. « La coopérative me permet d’aider mon mari sur le plan financier… et de pouvoir m’acheter des choses pour moi ! », ajoute-t-elle, sur un ton un peu espiègle. La plupart confirment: l’argent gagné, c’est d’abord pour la famille, les enfants… Beaucoup aimeraient travailler plus d’heures, mais admettent que cela passe « après le travail à la maison ». Les brodeuses réalisent les vêtements chez elles, mais la plupart viennent une fois pas semaine à la coopérative. « Ce qui est nouveau, insiste Nawal, c’est qu’il est admis qu’elles puissent venir au centre quand elles le souhaitent. Et qu’elles acquièrent du pouvoir de décision à la maison. »
Coopérative ? Le terme est conforme à ce que nous entendons en France. Quinze des brodeuses sont associées dans l’entreprise, les autres n’en étant que salariées. Chaque mois est organisée une réunion de toutes les travailleuses : « On parle des commandes, du travail à répartir entre nous », explique l’une d’elles. Pour beaucoup, ce n’est pas facile de venir… « Mais la coopérative nous a ouvert l’esprit, insiste une autre. On apprend de nouvelles choses. Et on se rend compte qu’on est connues dans le monde entier ! »
Philippe Merlant 50-50

print