Articles récents \ DÉBATS \ Contributions Le marketing du jouet borne le champ des possibles des enfants par la représentation d’un monde fortement inégalitaire

Mona Zegaï est doctorante en sociologie à l’ université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis. Pour 50-50 magazine, elle analyse le genre des jouets et fait le constat que le sexisme s’est accentué depuis les années 90 et qu’il met en scène un monde encore plus inégalitaire qu’il ne l’est en réalité.

Le marketing du jouet propose de plus en plus deux univers distincts selon le sexe
Le marketing du jouet segmente son offre en fonction du sexe des enfants à qui les objets sont censés être destinés : filles d’un côté, garçons de l’autre. Du côté des filles, on trouve surtout des jouets liés à la maternité et au travail domestique (poupons, accessoires de puériculture, aspirateurs…) ainsi qu’à l’esthétisme et à la beauté (maquillage, bijoux, poupées mannequin, déguisements de princesses…) alors que du côté des garçons, on trouve essentiellement des jouets liés à l’aventure et au combat (figurines articulées de guerriers, armes, déguisements de super-héros…) et aux véhicules et à la vitesse (voitures télécommandées, avions, hélicoptères…). Ces distinctions reproduisent des stéréotypes classiques, à commencer par le fait que les filles se trouvent à l’intérieur et les garçons à l’extérieur.
La segmentation de genre est mise en œuvre à la fois par le nom des rubriques dans les catalogues et des rayons dans les magasins (étiquettes «filles» et «garçons»), les couleurs (notamment rose et bleu/rouge), les textes (de type «aide maman à chasser la poussière dans toute la maison») et les photographies d’enfants représentés en cours d’activité ludique (à l’instar des dizaines de filles près de bébés et des dizaines de garçons près de circuits.)
Contrairement à certaines idées reçues, les jouets n’ont pas toujours été distingués en fonction du sexe des enfants à qui ils sont censés s’adresser ; le marketing du jouet sépare au contraire de plus en plus avec le temps les jouets des enfants selon un principe de genre. Plusieurs enquêtes ont montré ce phénomène d’accentuation de la différence et des inégalités entre les sexes dans l’industrie du jouet, en France comme aux États-Unis. Cette accentuation passe par un développement des catégories «filles» et «garçons» dans les catalogues, qui sont devenues la règle dès le début des années 1990, une mise en scène par les couleurs (le rose devient la couleur hégémonique des filles au début des années 1990 puis le bleu pour les garçons quelques années plus tard), une multiplication des argumentaires de vente assignant un genre aux jouets, ainsi qu’une multiplication des photographies d’enfants, filles d’un côté, garçons de l’autre, marquant de ce fait le genre des jouets présentés.
Cette accentuation de la mise en scène des inégalités entre les sexes dans le marketing est donc récente : les jouets étaient beaucoup moins marqués dans les années 1970 et même 1980.
Le monde du jouet présente une société beaucoup plus inégalitaire que la réalité sociale
Les inégalités mises en scène par l’industrie et le marketing du jouet ne correspondent pas à la réalité sociale, qui est certes inégalitaire, mais à un monde beaucoup plus inégalitaire. De ce point de vue, la profession de médecin est intéressante à analyser dans la mesure où il n’existe quasiment aucune petite fille mise en scène dans ce rôle dans l’ensemble du marketing du jouet – cette profession  étant présentée comme exclusivement masculine – alors même que les femmes représentent aujourd’hui près de 43% des praticiens, et qu’elles seront même prochainement majoritaires puisque plus de 62% des étudiant-e-s en médecine sont des femmes. Les filles n’exercent même généralement pas de profession dans le monde du jouet (hormis infirmière et vétérinaire, métiers mis en scène par des filles pour valoriser le travail de soin prodigué à autrui, pensé comme relevant de «qualités féminines» dans les stéréotypes de genre) et sont présentées comme des mères au foyer, alors que près d’un actif sur deux est aujourd’hui une femme (1).
De la même manière, si les femmes passent encore près de deux fois plus de temps à la réalisation du travail domestique que les hommes dans la réalité (l’Insee en 2010)dans la réalité, les garçons ne participent pas à ce travail dans les jouets et leur marketing, en dehors du bricolage et du jardinage. La participation réelle des hommes étant ainsi largement minorée voire niée par le marketing, en particulier le soin aux enfants, comme si un père était incapable de s’occuper de son bébé.
Ces représentations données à voir aux enfants ne sont pas anodines et ont des conséquences sur leur construction identitaire. Comme l’explique la psychologue Anne Dafflon Novelle, les enfants observent les activités et font d’une certaine manière des statistiques sur la manière dont elles sont investies par les hommes et les femmes: ainsi, même si la vaisselle est répartie équitablement dans le couple parental, les enfants observeront que cette tâche domestique est féminine dans les livres et jouets qui leurs sont destinés, et la considéreront donc comme une «activité féminine»(2). De la même manière, les enfants apprendront que les métiers de policier ou de pompier sont des métiers «d’hommes», et ce, même s’ils n’ont jamais vu de policier ou de pompier dans l’exercice de leurs fonctions (3).
La division entre jouets «de filles» et «de garçons» borne le champ des possibles des enfants
Le fait que le marketing propose des jouets présentés comme «pour les filles» ou «pour les garçons» borne le champ des possibles des enfants. Cela leur enseigne qu’il existe une frontière à ne pas franchir, qu’une fille doit se cantonner à des jeux liés au fait de se faire belle, d’être une petite maman et de s’occuper de son foyer, et qu’un garçon doit se cantonner à des jeux liés au fait de faire la guerre, de combattre les autres et dans des univers hostiles, de toujours se dépasser.
Lorsqu’un enfant a envie de jouer avec des jouets ne faisant pas partie de la palette qui a été décidée pour lui, il est rapidement rappelé à l’ordre, par le marketing mais aussi par l’ensemble de la société, notamment par les parents, qui exercent un contrôle social sans s’en rendre nécessairement compte en disant par exemple à leur fils qu’il ne doit pas jouer avec des poupons car «c’est un jouet pour les filles». Très rapidement, les filles et les garçons comprennent qu’il y a des jouets autorisés et d’autres interdits, et ils finissent majoritairement par se conformer aux possibilités restreintes que leur proposent les adultes, et les transforment, par nécessité, en goûts personnels.
Les parents méconnaissent souvent leur rôle dans leur processus, arguant qu’ils ne participent pas à ce processus de socialisation. Or, en indiquant aux enfants que «ce n’est pas un jouet pour toi, tu es un garçon», et ne serait-ce que par l’organisation du couple parental, souvent inégalitaire, ils donnent à voir une certaine représentation de la réalité que les enfants intègrent. Les garçons mentionnent ainsi qu’ils n’aiment pas les jouets ménagers parce que ce sont des jouets «pour les filles», insistant sur le fait qu’ils savent cela parce que «c’est maman qui, à la maison, passe l’aspirateur.»
Les parents disent ainsi souvent qu’ils ne font que s’adapter aux goûts de leurs enfants, oubliant que ces goûts sont construits socialement et que cette construction passe par des interdits. Il existe cependant des transgressions aux normes de genre et les enfants peuvent parfois expérimenter les jouets que la société dans son ensemble assigne préférentiellement à l’autre sexe, par exemple auprès de la sœur ou du frère de l’autre sexe, ou bien au sein des ludothèques.
Lorsque le regard de l’adulte est bienveillant dans ce type de situation, les enfants peuvent expérimenter une gamme de jouets plus large et ainsi ouvrir leur champ des possibles.
Mona Zegaï . Doctorante en sociologie, Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis
47,8% en 2013.
2 A. Dafflon Novelle (2010), « Pourquoi les garçons n’aiment pas le rose ? Pourquoi les filles préfèrent Barbie à Batman ? Perception des codes sexués et construction de l’identité sexuée chez les enfants âgés de 3 à 7 ans », in V. Rouyer, S. Croity-Belz et Y. Prêteur, Genre et socialisation de l’enfance à l’âge adulte, Érès, p. 29.
3 A. Dafflon Novelle (2006), « Identité sexuée : construction et processus », in A. Dafflon Novelle (dir.) Filles-garçons : socialisation différenciée ?, Presses Universitaires de Grenoble, p. 13.
 

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