Articles récents \ France \ Politique Mariette Sineau : « le Front national a cessé d’être le parti le plus mal-aimé des femmes »

Mariette SINEAU, politologue au CNRS/Sciences Po, autrice de  « Les Françaises aux urnes, 1945-2015 » intervenait au colloque du 19 mai au Sénat « Femmes citoyennes . 70e anniversaire du premier vote des femmes ». Nous l’avons interrogée sur l’évolution  des votes des femmes et des hommes dans l’histoire française.

 

Pour quelles raisons les Françaises ont-elles obtenu si tardivement le droit de vote et d’éligibilité ?

Les raisons du retard français sont multiples. Raisons «idéologiques» : les partis de gauche français se sont implicitement réclamés des grands ancêtres de 1789 pour dénier aux femmes la citoyenneté politique, puisque c’est la Révolution qui a posé leur ostracisme, prolongeant en quelque sorte la «loi salique»… Les causes du retard français sont aussi d’ordre juridique : le principe de l’incapacité civile des femmes mariées, posé par le Code civil de 1804, a indirectement justifié l’incapacité politique de toutes les femmes.

Mais, les femmes ont aussi et surtout «fait les frais» des jeux politiques. Sous la IIIe République, le vote des femmes, soupçonné de pencher vers la droite cléricale, est un enjeu capital entre droite royaliste et gauche républicaine. Dès lors, les radicaux au pouvoir s’opposent constamment au suffrage des femmes, ce d’autant plus qu’elles sont potentiellement majoritaires dans l’électorat, qu’elles ont pour elles la «force du nombre» (1). A la Libération, le contexte ayant changé, les femmes, enfin devenues électrices, sont perçues par les partis et personnalités de droite comme un rempart de protection contre un éventuel raz-de-marée communiste. Dès lors, les démocrates-chrétiens comme les gaullistes se réjouissent de l’entrée des femmes dans la citoyenneté politique.

On peut dire que sur la question du suffrage féminin les partis ont fait passer les jeux politiciens avant les grands principes… C’est d’ailleurs pourquoi les droits politiques des Françaises ont été octroyés d’en haut, par ordonnance, et n’ont pas résulté d’un vote du Parlement.

A quel moment et pourquoi s’est fait le basculement du vote des femmes à gauche ?

On peut dater du milieu des années 70, notamment de la présidentielle de 1974, le moment où le vote des femmes amorce un mouvement de bascule vers la gauche de l’échiquier. Lente, la dynamique marque son point d’aboutissement lors des scrutins de 1981 qui portent la gauche au pouvoir. Lors des quatre tours de scrutins des élections de mai-juin 1981, les électrices vont aller crescendo dans le soutien apporté à la gauche. Au premier tour de la présidentielle, moins d’un quart d’entre elles accordent leur suffrage à François Mitterrand, contre près de 30 % des hommes. Mais, le deuxième tour voit fondre leurs réticences : près de 50% des Françaises choisissent le candidat socialiste. Les législatives de juin 1981 confirment leur « conversion » politique. Au premier tour, 38 % d’entre elles (39 % des électeurs) votent socialiste. Si l’on additionne les suffrages pour les candidats communistes et gauchistes, force est de constater que 54 % des femmes (58 % des hommes) ont soutenu un candidat de gauche. Le score est historique : c’est la première fois qu’une majorité absolue de Françaises votent à gauche.

Cette métamorphose politique reflète la grande mue sociale des électrices, lors des «trente glorieuses» années 1945-1975. Des électrices qui sont de plus en plus diplômées du secondaire et du supérieur et qui font leur entrée en masse dans les emplois salariés, notamment du secteur tertiaire. Or, ce sont des facteurs d’orientation à gauche. L’évolution du vote féminin renvoie aussi aux valeurs propres aux générations issues du baby boom. Chez les femmes nées après 1945, on observe un déclin marqué de la pratique catholique. Cette mutation explique en partie le «réalignement» des électrices, puisque vote de droite et intégration religieuse sont liés. Enfin, le ralliement des «babyboomeuses» aux valeurs féministes les a socialisées au refus de l’ordre patriarcal ancien et à l’adhésion aux valeurs de gauche. Cette dynamique a provoqué une sorte d’alignement du vote des femmes sur celui des hommes, à partir du milieu des années 80. A une différence près toutefois : durant quelques 20 ans, les femmes accordent moins souvent leur suffrage aux candidats du Front national.

Y a t’il eu un effet « genre » pour bloquer l’élection de JM le Pen en 2002?


Durant quelque 20 années (1988-2007) et quatre élections présidentielles, les électrices ont fait «rempart» au vote Jean-Marie Le Pen, étant beaucoup plus réticentes que les électeurs à voter pour le leader d’extrême droite. Le phénomène a pris un tour spectaculaire à la présidentielle de 2002 : au premier tour, seules 14% des femmes ont voté Jean-Marie Le Pen contre 20% des hommes. Si seules les femmes avaient été électrices, Lionel Jospin et non Jean-Marie Le Pen, aurait été qualifié pour le deuxième tour. Au contraire, si seuls les hommes avaient voté, Jean-Marie Le Pen serait arrivé en tête du premier tour…

Traditionnellement, les électrices les plus réticentes à accorder leur voix à l’extrême droite étaient de deux types, au profil très différent. D’une part, les femmes jeunes, actives, urbaines diplômées, qui refusaient de voter pour un leader aux accents «machistes», incarnant un parti antiféministe dans son programme. Mais se trouvaient aussi à la pointe de l’anti-lepénisme les femmes âgées catholiques, rétives à rallier un parti s’écartant des valeurs d’universalisme prônées par la religion.

Sommes nous entré-e-s dans un nouveau cycle politique depuis 2012 ?

Oui, le Front national a cessé d’être le parti le plus mal-aimé des femmes. L’entrée dans ce nouveau cycle correspond à l’arrivée de Marine Le Pen à la tête du parti en 2011. La nouvelle présidente du Front, en jouant la carte de la jeunesse et de la modernité, en s’appropriant des thèmes de gauche, comme la défense des services publics, à su rallier les suffrages de nombreuses Françaises. Au premier tour de la présidentielle de 2012, Les électrices ont été aussi nombreuses que les électeurs à voter pour Marine Le Pen, soit environ 18% (1). Ce changement sociologique est à imputer à la stratégie de dédiabolisation mise en place par Marine Le Pen. Mais aussi à l’utilisation stratégique de son genre. « Présidente de parti, femme, mère de trois enfants, je lutte….» déclare-t-elle à Hénin-Beaumont le 13 mars 2012. Elle a en particulier bénéficié des voix des femmes en état de précarité économique face à la crise, faisant ses meilleurs scores parmi les non diplômées, les jeunes de 25-34 ans, les ouvrières et les femmes au foyer.

Y a-t-il aujourd’hui dans le vote des femmes un effet « genre-génération » ?

Si aujourd’hui en France, le genre n’est plus un déterminant majeur du vote, il reste pertinent d’analyser la catégorie «genre» en liaison avec l’âge. Lors de la présidentielle de 2007, j’ai pu montrer que parmi les jeunes, les femmes ont été plus nombreuses que les hommes à voter à gauche, en particulier pour Ségolène Royal. Alors que parmi les seniors, elles ont été plus nombreuses à voter à droite, notamment pour Nicolas Sarkozy, et à épouser des valeurs conservatrices. Le gender generation gap, suivant l’appellation anglo-saxonne, explique en partie la défaite de Ségolène Royal : quasi plébiscitée par les jeunes femmes (près de 70% ont voté pour elle, au second tour), elle s’est vue rejetée par les femmes âgées (près 70% ont choisi Sarkozy). Or les femmes de 65 ans et plus sont deux fois plus nombreuses dans la population que les jeunes de 18-24 ans. Lors de la présidentielle de 2012, l’effet genre/génération a joué mais de façon moins prononcée. François Hollande n’a pas bénéficié de la même attraction auprès des jeunes électrices que la candidate socialiste cinq ans auparavant.

Á l’avenir, le vieillissement des électrices sera-t-il toujours synonyme de vote à droite et de conservatisme ? Rien n’est moins sûr, car l’appartenance des femmes aux générations âgées, plus diplômées et moins catholiques pratiquantes que les générations précédentes, n’ira plus forcément de pair avec l’adhésion à des valeurs traditionnelles.

 

Propos recueillis par Caroline Flepp, 50-50 Magazine

1 Cf. Mariette Sineau, La force du nombre. Femmes et démocratie présidentielle, L’Aube, 2008.

2 D’après le sondage CSA/Terrafemina réalisé en ligne le jour du vote, le 22 avril 2012, auprès de 5969 personnes.

Mariette SINEAU, politologue (CNRS/Sciences Po), auteure de Femmes et pouvoir sous la Ve République (Presses de Sciences Po, 2011).

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