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Premier volet d’une enquête sur les conséquences des conflits armés sur les conditions de vie des femmes en Colombie. Disparitions inexpliquées, zones de non-droit, assassinats, déplacements forcés… malgré des progrès indéniables, la violence reste encore présente dans ce pays qui a disparu des radars médiatiques français après la libération d’Ingrid Betancourt.

22 octobre 2014 Tenerife, Valle del Cauca

A huit heures du soir, Paula Obregon, une jeune femme de 36 ans, descend du car qui l’a amenée depuis Palmira, la petite ville où elle travaille dans une bijouterie, jusqu’au point le plus proche de l’exploitation familiale qu’elle administre seule, après l’enlèvement et la mort de son père, vingt ans plus tôt.

Elle n’arrivera jamais jusqu’à sa propriété. Personne dans la région n’a rien vu, personne n’a rien à dire sur sa disparition. Il est vrai que depuis plusieurs décennies la guérilla des FARC exerce un contrôle absolu sur ce couloir montagneux stratégique entre Cali et la province de Tolima.

 

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17 février 2015 Buenaventura, port du Pacifique

Des femmes membres de la Route pacifique des femmes sont venues de leurs différents quartiers partager leurs témoignages de victimes du conflit armé.Une fois de plus, pour sortir de son quartier de la Gloria, Luz Davy a dû obtenir l’autorisation de franchir la frontière invisible marquée par les bandes criminelles qui contrôlent son univers quotidien.

Deux exemples très actuels d’une violence encore présente en Colombie

Après une forte médiatisation lors de la séquestration, puis de la libération d’Ingrid Betancourt, la Colombie n’occupe plus guère les colonnes de nos journaux. Et de fait, le paroxysme de violence armée que la population de ce pays a du vivre durant les années 1990 et 2000 est heureusement passé : démobilisation depuis 2005 d’environ 30.000 paramilitaires, négociations depuis deux ans entre le gouvernement et les FARC, déclaration par les FARC d’un cessez-le-feu unilatéral et illimité, le 17 décembre dernier.

Le quotidien de beaucoup d’ habitant-e-s a repris des couleurs à peu près normales. La Colombie semble bien cheminer vers un commencement de paix et connait un regain de croissance économique qui a d’ailleurs bien besoin d’une pacification durable. Mais comme dans tous les pourparlers de paix, ce sont des guerriers, des hommes, qui négocient. Alors que le conflit a affecté majoritairement les civils : 166.000 parmi les 220.000 morts estimés en cinquante années de conflit ; entre cinq et six millions de déplacé-e-s, très majoritairement des femmes avec leurs enfants.
Alors que la guerre a dévasté des centaines de milliers de femmes dans leur sexualité, leur maternité, leur identité. Alors que bien souvent ce sont des femmes qui depuis vingt ans ont crié et mis en actes leur volonté de parvenir à la paix.

La souffrance des femmes dans le conflit armé

Indiscutablement, la majorité des femmes colombiennes connaissent aujourd’hui un quotidien beaucoup moins dangereux qu’il y a dix ou vingt ans.
Au plus fort du conflit, elles vivaient toutes sous la menace de trois catégories de groupes armés : les guérilleros du ELN et surtout des FARC (17.000 combattants répartis en 60 fronts dans tout le pays), qui intervenaient dans les périphéries des villes comme à la campagne et sur les grands axes de circulation ; les milices paramilitaires qui combattaient la guérilla , «protégeaient» les propriétaires terriens mais aussi les narcotraficants et «punissaient» les civils ; les forces armées régulières passées de 300 à 450.000 hommes au cours des années 2000, et pas forcément toujours respectueuses de la légalité.
Certes, les femmes ont toujours été moins nombreuses que les hommes à périr dans les affrontements armés, même si l’on estime la présence féminine à 12% chez les paramilitaires et 40% dans la guérilla. Mais toutes les Colombiennes ont été concernées d’une façon ou une autre par la violence du conflit. Les femmes des classes dominantes et leurs enfants ont été fréquemment les cibles des séquestrations contre rançon. «Les guérilleros sont intervenus dans la propriété de mon oncle » raconte Catarina  « et ils lui ont dit qu’ils emmenaient sa femme et le laissaient lui en liberté  puisque c’était lui qui pouvait les payer! »

En ville, les femmes des quartiers populaires se sont retrouvées sous le feu successif, voire croisé, des forces qui s’étaient emparées de ces quartiers. Comme le raconte Luz, de la commune 13 de Medellin «Les FARC ont occupé mon quartier pendant un an. Et puis les paramilitaires sont arrivé-e-s et ma maison s’est retrouvée entre les deux bandes qui se tiraient dessus. Les balles de mitraillette ricochaient sur le toit…. J’étais toute seule avec mes trois enfants. Toutes les nuits je me couchais avec eux sous les lits pour éviter les balles perdues.»

Les violences contre les femmes des zones rurales

De toute évidence, les femmes paysannes ont payé le prix le plus fort et elles continuent de le payer dans les zones toujours dominées par les groupes armés : l’assassinat, la pratique du viol, comme butin de guerre et comme mode d’intimidation, pour interdire les dénonciations et les aides à « l’ennemi »; la prostitution forcée auprès de tous les combattants, illégaux ou pas ; la terreur que l’on recrute de force leurs enfants, même leurs filles, comme cela s’est produit pour cette gamine de 7 ans, recrutée en 1995 par les FARC à la place de son grand frère trop malade pour leur être utile ; la menace toujours présente des mines antipersonnelles qui infestent plus de la moitié des municipalités du pays ; les fulminations par avion des champs de coca, au détriment de la santé des habitants ; l’assassinat de leurs fils, y compris par l’armée régulière, qui a enlevé et exécuté, déguisés en guérilleros, peut-être deux mille jeunes gens, afin de gonfler ses statistiques de victoire contre la guérilla ; et bien entendu, les innombrables déplacements forcés avec leurs enfants, ont fait d’elles majoritairement des chefs de famille subsistant à grand peine dans le secteur informel de l’économie urbaine.

Une paysanne déplacée à Yumbo témoigne : «La guérilla voulait emmener nos fils et nos filles, ils venaient chercher ceux/celles qu’ils avaient repérés dans les maisons .On nous obligeait régulièrement à nous réunir, toutes celles et ceux du village sur le terrain de foot. Guérilleros ou paramilitaires, les deux de la même façon, nous imposaient des règles, pour menaçaient. Et nous tous, on était là sans dire un mot. Parfois ils tiraient une balle ou coupaient la tête de quelqu’un pour nous faire plus peur.»

Un recul de la violence inégal selon les territoires

Si l’on analyse les chiffres des actes liés au confit armé depuis 2010, date de la première élection du président de la république actuel, on s’aperçoit que violences, extorsions, meurtres et déplacements forcés se poursuivent, du fait de la guérilla comme des BACRIMS qui ont pris la succession des milices d’extrême droite partiellement désarmées, avec parfois les mêmes chefs à leur tête.
Les faits sont moins nombreux et surtout moins visibles, parce que davantage cantonnés aux espaces du pays forestiers, montagneux et côtiers où la force publique n’a jamais véritablement pénétré. Et ces espaces représentent quasiment les deux tiers du territoire, dépourvus de routes et d’agglomérations significatives, donc de représentation de l’État. Les guérilleros des FARC y sont souvent devenus au fil des ans la seule force collective organisée. Après la disparition de Paula Ortegon ce sont d’ailleurs les FARC qui sont venus procéder à une simili-enquête auprès de la population au lieu de la police colombienne (1).
En 2011, le parlement colombien a voté une loi dite «de victimas y de restitucion de tierras» (NDLR: « réparation des victimes et restitution des terres »). Mais les réparations s’effectuent lentement et la restitution des terres entre en contradiction avec la politique colombienne de développement agricole et minier, comme avec les réalités du terrain. Comme par exemple dans l’est de la province d’Antioquia, pourtant considérée comme un laboratoire de la paix dans la mesure où elle a bénéficié d’un processus de démobililisation dès les années 2000.

Mais lorsque Kelly de l’association Vamos mujer de Medellin se rend sur le terrain, c’est pour constater que «la terre est minée, les maisons sont détruites, la campagne reste occupée par des groupes armés, les conditions ne permettent pas le retour.» Même incapacité à revenir chez les femmes déplacées du Choco, un territoire agricole de 46.500 km2, entre Pacifique, Atlantique et Cordillère des Andes. Toutes évoquent leur pays natal comme un paradis définitivement perdu : «Sur ma terre il y avait de tout, avec de l’échange et du buen vivir . Quand le conflit armé y est entré , c’en était fini de la solidarité, des valeurs spirituelles que nous ont laissées nos ancêtres. Maintenant c’est ça que nous faisons, ici, de la résistance, pour que ne disparaisse pas notre culture. »

«Ils ont enlevé les gens de terres productives pour y semer de la coca. Notre territoire ancestral est occupé par la coca et l’extraction minière illégale(2). Je vis toute seule ici . Qu’est-ce que je vais aller là-bas récupérer ma terre pour qu’ils me tuent, tant qu’on n’aura pas erradiqué la coca ?»

Annette Vazel 50-50 magazine

1 Le président Santos a rencontré François Hollande en janvier dernier et a sollicité la coopération de la gendarmerie nationale française pour former une police rurale dans ces zones abandonnées. Un journaliste français lui a demandé «Envisagez-vous d’intégrer les guerilleros démobilisés à cette police rurale ?», ce à quoi Santos a répondu «Je n’y avais pas pensé. Mais il est possible d’y réfléchir», déclenchant par ses propos une forte polémique en Colombie.

2 Les groupes armés ont tiré leurs ressources des extorsions, des séquestrations, du narcotrafic, de l’exploitation du territoire qu’ils contrôlaient et parfois même des multinationales du pétrole qui leur ont payé d’énormes droits de passage pour leurs oléoducs.

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