Articles récents \ Culture \ Arts Mona Hatoum : (perce)voir, (re)sentir, (s’)interroger, comprendre ?

Née à Beyrouth en 1952 de parents palestiniens, Mona Hatoum est devenue une femme du monde en étudiant à Londres à partir de 1975 à cause de la guerre du Liban qui l’empêchera de rentrer dans son pays, puis en travaillant à Londres, Berlin et dans différents pays où elle a fait de nombreuses expositions et résidences. Son travail est actuellement visible au centre Pompidou à Paris.

L’art de Mona Hatoum nous invite à une expérience à la fois physique, sensible et intellectuelle.
Au-delà de la notion d’exil et du sentiment de dislocation que la perte a pu lui infliger, son expérience singulière est ainsi mise en résonance avec celle que chacun d’entre nous peut faire dans son rapport au monde, que ce soit dans les champs de l’intime ou dans ceux relevant du corps social et politique.


Nourrie par différents courants artistiques du XX
e siècle, en particulier le minimalisme, ses premières œuvres dans les années 80 prennent la forme de performances, documentées par des vidéos. Quelques unes sont présentées dans cette exposition. Elle y fait des expériences spatio-temporelles souvent porteuses de contenu politique : surveillance, post-colonialisme, conflits armés, féminisme. Dans Roadworks (1985), elle marche pieds nus dans les rues de Londres en tirant une paire de lourds bottillons attachés à ses chevilles par leurs lacets, sous les regards expressifs des passant-e-s. Les performances seront suivies dans les années 90 par des installations, des dessins, des sculptures dont la perception fait appel non seulement à notre vision mais bien d’abord à notre appréhension physique des espaces-temps qu’elle nous propose d’investir, comme dans Light Sentence (1992) qui nous procure une sensation ambiguë, à la fois très poétique dans la fugacité des ombres qui dansent sur les murs mais également oppressante de par le déplacement vertical d’une lampe électrique nue dont le faisceau lumineux traverse un empilement de cages métalliques plutôt angoissant…

Une artiste contemporaine qui s’adresse à tout-e-s.

Si l’art contemporain reste encore trop souvent hermétique et prisé surtout par un public très au fait de sa dimension conceptuelle voire ésotérique, l’œuvre de Mona Hatoum est accessible à tou-te-s et touche profondément le public qui prend le temps de s’en imprégner, dans une époque où rien ne semble aller assez vite et où nombre d’expériences humaines sont frelatées et diluées dans un continuum consumériste jamais rassasié.

Dans les années 70 qui mettaient en cause la bi-dimensionnalité du tableau et la normativité du musée, l’art se voulait d’abord expériences vécues et interactions entre les artistes et les publics invités à faire exister l’œuvre, souvent dans des lieux alternatifs. A cette époque le corps de l’artiste est devenu référence, outil ou support d’une expérience et souvent d’un questionnement politique et critique du monde, en particulier par les femmes qui investissaient la scène artistique comme Marina Abramovic, Valie Export ou Gina Pane dont les performances ont été connues d’un large public grâce à la photographie ou la vidéo qui les ont documentées. Mona Hatoum utilisera elle aussi son corps comme outil, mesure ou territoire de ses performances qui exprimeront très souvent la violence du monde de manière métaphorique et distanciée.

Une de ses dernières vidéo, Corps étranger (1995), représente l’inédite transgression cathartique d’une frontière et d’un tabou en nous donnant à voir, projeté au sol, l’intérieur du corps de l’artiste. Avec une symbolique très forte, elle nous invite à la fois à fouler les images au pied en pénétrant dans son dispositif de projection et à nous interroger sur la façon dont la science pénètre, construit et réifie le corps des femmes…

Dans ses œuvres postérieures, elle délaissera les éléments narratifs pour composer des univers formels plus minimalistes à partir de quelques familles d’objets du quotidien (ustensiles de cuisine, lits d’enfant, tapis, billes de verre…) de matériaux industriels (acier, verre, limaille de fer, fil de fer barbelé…) ou de matières corporelles comme ses propres cheveux qu’elle mettra en scène en 1995 avec l’œuvre Recollection installée la première fois dans le hall principal du béguinage Sainte-Elisabeth de Courtrai (Belgique) et visible à Beaubourg.

« Je voulais que l’aspect visuel de l’œuvre fasse participer le spectateur d’une manière physique, sensuelle, voire émotionnelle ; les connotations et la quête de sens ne viennent qu’après. » (entretien avec Janine Antoni, artiste new yorkaise).

Des œuvres en résonance avec la complexité du monde

Dans ses installations l’artiste suscite souvent des sentiments contradictoires ou ambiguës chez les spectateurs comme l’attraction et la répulsion, la beauté et l’angoisse… Ses objets et installations interrogent les violences physiques et symboliques infligées non seulement aux populations des zones de conflits mais également aux occidentaux par leurs structures sociales policées jusqu’à l’excès et non sans hypocrisie. Mona Hatoum élabore une inquiétante étrangeté avec des objets privés de leur fonction d’usage mais investis d’une mystérieuse dimension métaphysique qui invitent au dialogue avec certaines œuvres du siècle passé et questionnent la matérialité des œuvres qui peuvent faire sculpture aujourd’hui, que ce soit le verre et l’acier de ses Cellules (2021/13), les billes de verre de Map (1999) ou le caoutchouc de silicone de son Entrails Carpet (1995).

Cette inquiétante étrangeté survient aussi parfois du changement d’échelle comme pour Daybed et Paravent (2008), ou de matériau comme pour les grenades réalisées en céramique par des femmes de Jordanie (Still life, 2008) ou en verre par des artisans de Murano.

Une thématique importante du travail de Mona Hatoum ces dernières années, l’amène à interroger les normes cartographiques et ce qu’elles nous disent du monde, mais également à nous proposer d’autres représentations des pays cartographiés, en particulier du Moyen-Orient. Avec différents matériaux (billes de verre, tapis, broderies, néons…) elle met en question les notions de limites et de frontières, en permanence violées dans ces régions politiquement instables. Son obsession pour les cartes se retrouve aussi dans son travail de dessin et son usage de taches qui deviennent cartographies et supports de rêves ou d’intranquillité.

La large sélection d’œuvres présentées dans l’exposition du Cntre Pompidou rend compte de la richesse du parcours de Mona Hatoum, de son inventivité toujours remise en jeu dans chaque acte de création, de son attention aux soubresauts du monde et aux souffrances de ses habitant-e-s avec lesquel-le-s elle développe souvent des créations collaboratives lors de résidences d’artiste, que ce soit au Liban, en Jordanie ou au Brésil…

Selon Luce Irigaray, « L’investissement du regard n’est pas privilégié chez les femmes comme chez les hommes. L’œil, plus que les autres sens, objective et maitrise [..] Dans notre culture, la prévalence du regard sur l’odorat, le toucher, l’ouïe, a entraîné un appauvrissement des relations corporelles. » Riche d’une double culture Mona Hatoum ne nous propose pas une rencontre seulement visuelle mais bien une expérience qui implique notre corps dans les quatre dimensions et que la consultation de l’excellent catalogue qui accompagne l’exposition ne saurait remplacer.

Une exposition à ne pas manquer donc, celle d’une artiste qui sait puissamment mettre en résonance le fonds et la forme dans des œuvres belles et subtiles qui nous invitent à un voyage dont nous revenons changé-e-s.

 

Marie-Hélène Le Ny 50-50 magazine

Exposition Mona Hatoum. Galerie 1 au au centre Pompidou jusqu’au 28 septembre 2015.

Photo: Gian Ehrenzeller/European Pressphoto Agency

print