Articles récents \ Monde Décriminalisation de la prostitution : mais que s’est-il passé à Amnesty International ?

Du 7 au 11 août dernier, les délégué-e-s de plus de 70 sections nationales, formant le conseil international d’Amnesty International débattaient à Dublin. Cet organe qui se réunit tous les deux ans a voté «une proposition de politique» surprenante pour une ONG de défense des droits humains: «la dépénalisation du travail du sexe.»

Une brève histoire d’Amnesty International

Amnesty International a été fondée en 1961 par un avocat britannique, Peter Benenson. Celui-ci s’indignait de l’incarcération de deux étudiants portugais qui avaient porté un toast à la liberté. Il écrivit un article dans The Observer et lança une campagne qui  provoqua une réaction d’une incroyable ampleur. À partir de ce modèle, l’ONG, d’abord spécialisée dans la mobilisation des opinions pour obtenir la libération des prisonniers politiques s’institutionnalisa et se diversifia.

En 1972, l’ONG lance sa première campagne contre la torture, à l’origine de l’adoption en 1984 par l’ONU de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Au fil des années et des succès engrangés, l’action d’Amnesty International est de plus en plus connue et reconnue à travers le monde, comme le montre l’attribution du prix Nobel de la paix à l’ONG en 1977. Abolition de la peine de mort, création d’une cour pénale internationale, limitation de la circulation des armes : autant de causes dans lesquelles Amnesty a exercé une pression décisive. Les batailles menées par l’ONG sont multiples, puisqu’elle milite aussi  pour l’accès aux droits sexuels et reproductifs. Elle a des sections dans plus de 70 États sur tous les continents. Elle a un rôle consultatif auprès des institutions internationales. Elle revendique 7 millions de sympathisant-e-s, bénévoles et donatrices/donateurs.

En bref, Amnesty International est devenue, après plus de 50 ans d’existence, une actrice incontournable de la défense des droits humains, au sein ce que les chercheur-e-s en politique internationale appellent la société civile transnationale. Ses propositions de politique, votées par les délégué-e-s nationales/aux tous les deux ans, basées sur des recherches et des consultations préalables, revêtent une importance considérable et visent à faire pression sur les États pour qu’ils fassent évoluer leur législation.

Une proposition de politique « jésuite »

Alors que la résolution qui allait être adoptée à Dublin n’était encore qu’au stade de projet, les partisan-e-s de l’abolition de la prostitution se mobilisaient déjà : le 22 juillet, 400 personnalités, associées à des groupes de survivantes de la prostitution et des associations féministes abolitionnistes adressaient une lettre ouverte à Amnesty International pour exhorter les délégué-e-s nationaux à voter contre la proposition de politique (voir notre brève).

Le texte voté propose la dépénalisation complète de l’industrie du sexe, entendue comme consenti et entre adultes, comme meilleure solution afin de défendre les droits humains des personnes prostituées. Les partisan-e-s de l’abolition de la prostitution sont défavorables à la criminalisation des personnes prostituées, qui subissent déjà assez de violences et d’abus pour se passer de répression policière. Comme par exemple en France, le vote de l’abrogation du délit de «racolage passif» qui faisait des personnes prostitué-e-s des cibles potentielles des forces de police.

Or, c’est bien la décriminalisation complète du système prostitutionnel qu’Amnesty propose, client-e-s et proxénètes inclus. Comme le souligne Moïra Sauvage, responsable pendant six ans de la commission Femmes d’Amnesty International France, «il convient d’avoir une vue d’ensemble du système et de ne pas se placer uniquement du point de vue des personnes prostituées en cas de dépénalisation. La proposition de politique raisonne à partir d’une hypothèse minoritaire dans le monde de la prostitution, qui serait un choix libre et consenti de personnes majeures.» Le féminisme abolitionniste analyse la prostitution telle qu’elle est : un phénomène genré d’exploitation économique globale.

Genré car l’écrasante majorité des personnes prostituées sont des femmes et l’écrasante majorité des client-e-s sont des hommes. Même dans le cas d’hommes qui se prostituent, la demande émane…d’autres hommes. De fait, le texte d’Amnesty International reconnaît implicitement cet état de fait, puisqu’il démarre par cette hypothèse théorique d’une prostitution consentie pour ensuite la nuancer : la prostitution, oui mais pas si c’est un trafic d’êtres humains, oui mais par pour les enfants, oui mais pas si cela engendre des situations d’exploitation, etc. Pour Moïra Sauvage, «ce texte n’est pas très franc, il est un peu jésuite, dans le sens où il n’aborde pas frontalement le problème posé par la prostitution. Mon sentiment, c’est qu’on ne devrait pas faire de lois qui concernent 1% des personnes qui se prostituent mais pour la majorité d’entre elles»

La réouverture de la fracture des féministes

Les réactions et débats autour de la proposition d’Amnesty ont été nombreuses. Des groupes de survivantes de la prostitution s’y sont opposés. Des personnalités comme Rosen Hicher, des groupes féministes abolitionnistes connus comme les Femen, Femmes Solidaires, le mouvement du Nid, Zéromacho ont co-signé une tribune dans Libération « contre le choix pro-prostitution d’Amnesty International .» (1) D’autres groupes de « travailleuses du sexe » ont salué le vote d’Amnesty International qui permettra de «permettra de libérer la discussion des cadres moraux et de placer la sécurité des travailleur-se-s du sexe au centre du débat» 

Pour les abolitionnistes, le terme même de «travail du sexe», explicitement adopté dans la proposition, pose problème. La prostitution est théorisée comme une violence à l’encontre des femmes en vertu de l’analyse matérialiste du phénomène prostitutionnel tel qu’il s’exprime dans nos sociétés. Les défenseur-e-s de la reconnaissance du travail du sexe arguent que les abolitionnistes seraient empêtré-e-s dans une posture morale : mais n’est-ce pas une posture morale de considérer qu’il n’y a rien de dérangeant dans le fait de marchandiser son corps ? On est bien là en face d’une idéologie qui considère que la sphère marchande ne saurait connaître de limite. L’homo economicus, cet individu abstrait utilisé dans les modèles de théorie économique, c’est bien lui qui choisit de se prostituer librement. Sauf que la personne prostituée type est une femme souvent mineure, qui a généralement une histoire familiale complexe, migrante, pauvre et sous l’emprise de réseaux de trafic d’êtres humains.

Une proposition pour rien ?

Les débats houleux ont abouti à ce texte très précautionneux et plein de réserves de la part du conseil international d’Amnesty International. Environ un tiers des sections nationales s’y sont opposées. De plus, les sections nationales, dont la section française et celles des pays scandinaves comme la Suède, auront le droit de ne pas l’appliquer. Quel est alors le sens de ce vote s’il n’est même pas appliqué au sein de l’organisation qui l’a démocratiquement adopté ?

Interrogée sur l’influence d’un éventuel lobby de l’industrie du sexe qui aurait influencé le vote, Moïra Sauvage nous répond que «l’influence d’un lobby est extrêmement difficile à prouver. Mais on ne peut l’exclure, surtout quand on voit les termes de la proposition, qui reprend le vocabulaire de l’industrie du sexe. Il y a peut-être aussi une part d’explication culturelle : Amnesty étant une ONG à l’origine anglo-saxonne, on peut supposer que la commercialisation du corps choque moins qu’en France certain-e-s délégations nationales»

Une longue enquête mondiale auprès des sections nationales serait nécessaire afin d’ouvrir la boite noire des délibérations internes d’Amnesty International. Journalistes, chercheur-e-s, citoyen-ne-s, il y a probablement un gros travail d’investigation qui vous attend.

Guillaume Hubert 50-50 magazine

1 Texte à l’initiative du mouvement Femen, du  mouvement du Nid, de la  Coalition for the Abolition of Prostitution (CAP International), Alliance des femmes pour la démocratie (AFD-MLF) et soutenu par Zéro Macho, les Effronté-e-s, Encore féministes!, Osez le féminisme, Femmes solidaires, Kadidia Sangaré (avocate, présidente de la commission nationale des droits de l’homme du Mali), Conseil national du droit des femmes (Brésil), Lidia Falcon (avocate, présidente du Parti féministe, Espagne), Fadila Mehal (fondatrice et présidente d’honneur des Marianne de la diversité), Philippine Leroy Beaulieu (actrice), Chantal Chawaf (écrivaine), Laurence Zordan (philosophe, écrivaine), Gérard Biard (journaliste), Julien Seri (réalisateur), Taslima Nasreen (écrivaine et féministe), Rosen Hicher, ancienne prostituée.

print