Articles récents \ Culture \ Cinéma Much Loved : au-delà des polémiques, un film saisissant

Le film de Nabil Ayouch, réalisateur franco-marocain, aborde le quotidien de quatre prostituées à Marrakech. Censuré au Maroc avant même sa sortie, le film, actuellement en salles en France, a fait couler beaucoup d’encre. Chronique d’une projection dont on ne sort pas indemne.

Au début du film, elles sont trois. Noha, Randa et Soukaina, trois femmes qui vivent de la prostitution à Marrakech, rejointes au cours du film par une quatrième, Hlima, enceinte et venue de la campagne marocaine. Le film adopte le point de vue de ces quatre prostituées et le moins que l’on puisse dire, c’est que leur situation telle qu’elle est montrée dans le film ne donne pas envie d’être à leur place.

«Un film documenté plutôt qu’un documentaire», c’est ainsi que le réalisateur parlait de son film interrogé sur France Culture. Imitant la posture d’un chercheur, Nabil Ayouch a pris le temps d’auditionner plus de 200 personnes prostituées pendant un an et demi de travail exploratoire pour s’imprégner de leurs vécus. Le résultat est souvent violent, choquant, peut créer le malaise mais réussit malgré tout à faire sourire quelquefois.

Ayant vu ce film du point de vue d’un partisan de l’abolition de la prostitution, les violences sexuelles, psychologiques et les humiliations que subissent les principales protagonistes du film de la part des riches clients saoudiens ou européens montrées à l’écran sont glaçantes.

Le patriarcat rendu visible

Les hommes, à l’exception de Saïd, chauffeur de taxi et ange-gardien des quatre protagonistes principales en prennent pour leur grade dans ce film. Des clients arrogants, beaufs, méprisants, violents, rustres, dont un milliardaire n’assumant pas sa sexualité et un flic pourri jusqu’à la moelle et violeur. Ce sont ces hommes, aux commandes du même système marocain qui a censuré ce film, qui sont bel et bien la cause des difficultés vécues par ces quatre «putes» et qui les exploitent tout au long du film.

« Pute », un mot qu’elles utilisent abondamment dans le film pour se désigner entre elles et que les hommes du film n’oublient pas de prononcer chaque fois qu’ils veulent rabaisser ces femmes marocaines qui tentent de survivre dans une société hypocrite. « Pute », un seul mot pour les ramener à leur position sociale de dominées contraintes de marchandiser leur corps pour vivoter. Gageons que le résultat n’aurait pas été beaucoup plus reluisant pour notre société si le film avait adopté le point de vue de prostituées française.

Much Loved, ce n’est donc ni Pretty Woman ni Jeune et jolie. Ce n’est ni un film abolitionniste ni pro-travail sexuel, dans le sens où Nabil Ayouch donne à voir la vie de ces prostituées dans leur réalité concrète et crue. Celui-ci prend d’ailleurs bien soin quand il intervient dans les médias de ne jamais prendre de position politique quant à la prostitution. Il se réfugie derrière la posture du cinéaste : «Je ne veux en aucun cas être moralisateur, condamner, exercer un jugement de valeur, qu’il soit positif ou négatif.»

Pendant la visionnage pourtant, on ne peut s’empêcher de se dire que le regard du réalisateur n’est pas neutre et qu’il s’est pris d’empathie pour son sujet. Il donne à voir de multiples problèmes sociaux engendrés par le patriarcat : la souffrance de ces femmes, mais aussi l’exploitation des enfants des rues marocaines violés pour 100 dirhams (moins de 10 euros) par des touristes pédophiles, les violences envers les transgenres ainsi que les contradictions de la ville marocaine aperçue à travers les fenêtres du taxi de leur chauffeur, sorte de petit sas de décompression avant l’exploitation et la violence.

Un film noir mais humain

Ayouch chronique ces vies de galériennes, qui tentent de s’échapper, par la consommation de drogues (haschich et cocaïne en particulier) et d’alcool, de ces ambiances de «fête» artificielle où les entraînent leurs clients. Une scène en particulier dans une discothèque retranscrit bien l’ambiance telle qu’elle est vécue par les prostituées : assourdissante, confuse, des plans qui donnent presque envie de vomir avec des dialogues inaudibles et des européens pathétiques qui croient pouvoir tout acheter, leur chef de bande massivement alcoolisé ne cessant d’appeler une des prostituées «mon amour».

L’ambiance du film est donc souvent très sombre, la juxtaposition du bonheur des exploiteurs se mêlant à la douleur et aux peines des quatre comparses. Une ne peut élever elle-même ses enfants, une autre a été mise enceinte par on ne sait qui, une autre tente de sortir du Maroc pour aller retrouver un hypothétique père en Espagne, toutes semblent incapables de pouvoir vraiment aimer, trop abîmées qu’elles sont. C’est d’ailleurs un des sens du titre du film, «much loved» se disant aussi «d’un doudou qu’on a chéri et qui à force d’avoir été serré et mâchouillé a été âbimé».

Toutes ces femmes portent le stigmate de «la pute» et si peu de respect leur est accordé par les hommes qui les consomment. Le film est dur, la gorge du spectateur est souvent nouée, on sourit dans les rares moments heureux de sororité entre ces prostituées qui restent solidaires entre elles et malgré quelques longueurs, Much Loved est une œuvre qui véhicule certainement beaucoup d’émotions au spectateur. En ce sens, les personnages de prostituées sont les plus humains du film.

Vu avec la bonne matrice théorique, ce film agit comme une confirmation de ce que les abolitionnistes dénoncent : violences, mauvais traitements, mécanisme d’enfermement et d’emprise. Et même si, à la fin du film, elles regardent l’horizon de l’autre côté de la Méditerranée, ces quatre prostituées et leur chauffeur restent bel et bien enfermé-e-s dans leur pays.

Nous pensons donc que les rires de spectateurs entendus durant des scènes clairement humiliantes pour les femmes victimes du système prostitueur ne sont pas dus à un «mauvais film» ou un quelconque déficit artistique du réalisateur. Ces réactions témoignent de la persistance de l’idéologie inégalitaire, d’un manque d’éducation à l’égalité, de sensibilisation et d’empathie de spectateurs qui n’ont pas conscience de l’organisation sociale patriarcale d’exploitation des femmes mise en évidence par Nabil Ayouch. Délibérément ? À vous de voir.

 

Guillaume Hubert, 50-50 Magazine

Much Loved, par Nabil Ayouch. Actuellement en salles.

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