Articles récents \ DÉBATS \ Contributions Une pilule pour doper la libido féminine ?

Les sociétés pharmaceutiques rivalisent d’ardeur pour mettre sur le marché une pilule qui stimulerait le désir sexuel chez les femmes. Sprout Pharmaceuticals a déjà obtenu le feu vert pour la commercialisation de sa molécule, le flibanserin. De quoi se réjouir… ou plutôt s’inquiéter ?

Le 18 août dernier, la Food and Drug Authority (ou « FDA », l’agence américaine en charge de la sécurité de la chaîne alimentaire, des médicaments et des produits de santé), a approuvé la commercialisation du flibanserin. Surnommé « viagra féminin » – à tort, puisque la fameuse pilule bleue se concentre uniquement sur la mécanique de l’érection masculine – le comprimé rose, dont le nom commercial est Addyi, aurait le mérite de rehausser la libido chez les femmes.
L’entreprise Sprout Pharmaceuticals, qui a développé le soi-disant médicament, sera la première à vendre un tel produit. Mais d’autres sociétés pharmaceutiques sont engagées dans une course folle pour créer une molécule susceptible de stimuler le désir sexuel féminin. Parmi ces entreprises, la néerlandaise Emotional Brain souhaite commercialiser dès 2017 le Lybrido et le Lybridos (chacun créé pour différentes formes d’absence de désir sexuel) et l’américaine S1Biopharma a conclu cette année aux États-Unis la deuxième phase d’essais cliniques de son Lorexys. Par ailleurs, depuis 2007, la multinationale Procter & Gamble vend l’Intrinsa en Europe (sur prescription) : il s’agit d’un patch de testostérone – interdit aux États-Unis en raison de sa faible efficacité et surtout, de ses nombreux effets indésirables : « virilisation » (pilosité aggravée, voix rauque), acné, troubles hépatiques et cardiovasculaires, prise de poids – destiné aux femmes ménopausées connaissant une baisse de désir suite à une ablation des ovaires ou de l’utérus.
 
Un argument « féministe » ?
Le flibanserin agit sur la chimie du cerveau, ciblant les neurotransmetteurs qui ont un impact sur la libido. Les vertus aphrodisiaques de cette molécule ont été observées par hasard, alors qu’elle était testée comme antidépresseur. Des essais cliniques menés pendant deux ans sur 1323 femmes au Canada et aux États-Unis ont indiqué que sa prise quotidienne aurait eu chez une majorité de sujets « une petite efficacité, mais statistiquement significative », selon la FDA. À noter que presque toutes les participantes ayant consommé un placebo ont également ressenti une augmentation de désir et de satisfaction sexuelle…
Le flibanserin a déjà été rejeté deux fois par le régulateur américain – en 2010 et 2013 – parce que ses effets secondaires étaient considérés trop importants par rapport à ses bénéfices. En août, le « médicament » a finalement été autorisé suite à une importante campagne orchestrée par une agence de marketing mandatée par Sprout Pharmaceuticals. La condition de l’autorisation de mise sur le marché était la suivante : les utilisatrices devraient être bien informées des risques du flibanserin, notamment la somnolence, les évanouissements et les chutes de tension artérielle.
La campagne en faveur du flibanserin a été articulée autour de l’argument « féministe » selon lequel « plus d’une vingtaine de médicaments ont été autorisés pour soigner les dysfonctionnements sexuels masculins, alors qu’aucun n’existe pour répondre aux problèmes des femmes » – ce qui peut en effet apparaître pour le moins inégalitaire. Toutefois, comme le souligne un article du Journal of American Medical Association aucun produit n’est en réalité commercialisé « pour favoriser le désir sexuel des hommes : le viagra agit sur la mécanique et non pas sur l’envie ». Le flibanserin sera donc le premier produit à « améliorer la libido » d’un être humain ; curieusement, ça tombe sur les femmes.
Selon l’auteure féministe Glosswitch, la commercialisation du flibanserin incarne une façon supplémentaire d’essayer de « normaliser » la sexualité des femmes selon l’étalon masculin. Dans un article du magazine britannique New Statesman  , elle estime que si nous souhaitons l’égalité, nous devrions plutôt respecter les désirs des femmes, au lieu de mettre leurs soi-disant « problèmes » sexuels, définis par des attentes masculines, entre les mains des multinationales de l’industrie pharmaceutique. Glosswitch rappelle que les femmes et leur sexualité ont toujours été considérées dysfonctionnelles. « Que nous soyons trop enclines aux plaisirs sexuels ou pas assez, il a toujours été attendu de nous que nous nous conformions aux standards culturels, sociaux et biologiques établis par des hommes », écrit-elle.
 
Sexualité médicalisée
Pour Rina Nissim, infirmière naturopathe et auteure de nombreux best-sellers sur la santé sexuelle des femmes, l’annonce de la commercialisation du flibanserin est une mauvaise nouvelle. Interrogée par Axelle, elle explique craindre ses effets secondaires à court et long terme, qui seront connus seulement dans plusieurs années. Elle estime par ailleurs que la sexualité féminine est médicalisée à outrance et que les femmes sont utilisées comme cobayes des laboratoires pharmaceutiques à des fins capitalistes.
Cofondatrice du dispensaire des femmes de Genève, avec à son actif 35 ans d’expérience dans des centres de santé à travers le monde, elle fait valoir que nous évoluons dans une société hypermédicalisée et hypersexualisée. « La grande quantité de vaginites et de cystites dont souffrent les femmes témoignent du fait que souvent, elles acceptent des rapports dont elles n’ont pas forcément envie ; la sexualité féminine est empreinte de beaucoup de violences. » Depuis toutes petites, les femmes sont éduquées à s’adapter, la plupart du temps dans l’intérêt des hommes » fait-elle observer. « On enseigne aux filles à répondre aux désirs des autres avant de satisfaire leurs propres besoins. » Selon elle, il faudrait seulement que les hommes soient un peu plus éduqués et sachent faire plaisir à leur partenaire de façon à ce qu’elle attende la prochaine fois avec impatience…
 
« Une sexualité épanouie ne passe pas par un médicament »
Sexologue au Planning familial de Waterloo, Claire Beguin est également sceptique quant aux bienfaits du flibanserin. Les raisons qui amènent les femmes à consulter en sexologie sont diverses, affirme-t-elle ; le peu ou l’absence de désir en est une fréquemment évoquée. « Je ne pense pas qu’une sexualité épanouie passe par un médicament et qu’on puisse résoudre d’éventuels problèmes sans passer par la case dialogue entre partenaires. Et si la communication ne suffit pas, consulter un-e psychologue ou un-e sexologue peut certainement être utile. » Si le médicament agit comme un antidépresseur, peut-être qu’en effet, la femme se sentira mieux et ressentira davantage de désir sexuel, avance-t-elle. Mais dans un premier temps, il faudrait savoir pourquoi elle est « déprimée ».
Il y a des périodes dans la vie où le désir fluctue, fait valoir Claire Beguin ; il peut être momentanément absent, par exemple, après un accouchement, en période de stress ou si une relation va mal. « Si au niveau gynécologique, il n’y a pas d’anomalie, les causes risquent d’être psychologiques ; la femme est peut-être stressée, mal dans sa peau, elle a peut-être vécu un traumatisme sexuel ou bien il peut y avoir des difficultés au sein du couple qui viennent se nicher dans le contexte sexuel ; la frontière entre le psychologique et le sexologique est très étroite », explique-t-elle. Parfois, il s’agit d’une question liée à l’éducation sexuelle. Comme sexologue, elle observe que beaucoup de femmes connaissent peu leur corps ; elles ne se sont jamais vraiment explorées, elles n’ont jamais osé se toucher.
Claire Beguin souligne aussi que notre société exerce des pressions sur les individus, à travers les médias, la publicité et la pornographie, qui entravent le développement d’une sexualité épanouissante. « Nous vivons dans la société de la « toute-jouissance » où les femmes sont censées être toujours disposées à avoir des rapports sexuels et devraient systématiquement avoir des orgasmes, où l’on prône des canons de beauté inaccessibles et la performance à tout prix ! » Le respect de soi et de l’autre, pouvoir dire non, poser des limites, communiquer, sont, selon elle, fondamentaux pour une vie sexuelle satisfaisante. « C’est plutôt à chacune, à chacun, de trouver soi-même son compte, en se respectant soi et autrui, selon ses propres désirs et non en fonction des diktats sociaux. »
 
Andrée-Marie Dussault – journaliste indépendante

 Article parue dans Axelle de décembre 2015
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