Articles récents \ Culture \ Livres Festival d'Angoulême: une bande de femmes en colère

Le festival d’Angoulême en est à sa 43e édition et il peine toujours à promouvoir le travail des autrices comme nous l’a montré sa sélection d’auteurs en compétition pour le si convoité Grand prix. Une sélection 100% masculine et 1 homme consacré. En 2015, il  y avait 1 femme sélectionnée pour 24 hommes. Il faut dire que le Larousse de la BD de Patrick Gaumer, publié en 2004, consacre une notice à pas moins de 1061 créateurs (scénaristes ou dessinateurs) contre 43 créatrices ! Signe tout de même d’une petite évolution, certains de ces « heureux élus », dont Riad Sattouf, ont tenu à se désolidariser d’une reconnaissance qui avait un goût d’entre-soi misogyne.

En 1979, l’histoire de la BD prend un nouveau tournant avec la parution des Passagers du vent de François Bourgeon qui inaugure les séries historiques au long cours et tranche avec les publications comme Astérix ou Tintin, destinés d’abord au jeune public, dont les personnages récurrents vivent une aventure par album. Les personnages principaux sont des femmes. De plus Bourgeon met en scène, dans un scénario complexe et riche, deux héroïnes aux aventures palpitantes et aux charmes sulfureux. Deux femmes qui défendent âprement leur liberté et leurs amours au XVIIIe siècle. On est bien loin de la petite Bécassine naïve débarquée de sa province ou d’un Tintin asexué et bien pensant.
Les pionnières de la BD
A cette époque on parle de Franquin ou d’Uderzo, de Manara, Pratt ou Crépax, avec cette habitude qu’avaient encore les hommes de s’interpeller par leur seul nom de famille. A cette époque, les femmes dans la BD sont le plus souvent couchées sur leurs planches ou enfermées dans leurs cases et font des bulles avec plus ou moins de bonheur quand un auteur leur donne la parole. Faire valoir (un peu cruche) des personnages masculins ou objets de leurs convoitises (très sexy), elles ont encore rarement la vedette dans un album.
C’est dans ce milieu hostile que Bretécher et Montellier feront leurs débuts dans les années 60 (Bretécher, qui a collaboré avec Tintin et Pilote, sera cofondatrice de l’Echo des savanes en 1972). En se faisant aussi un prénom, Claire et Chantal rendront visible leur singularité de femmes. C’est en tant qu’autrices qu’elles prendront la parole, les compétences des femmes étaient déjà utilisées pour la mise en couleur ou le lettrage, de minutieux voire fastidieux travaux dont elles s’acquittaient naturellement si bien…
En tant que scénaristes, elles décident à la fois de leur sujet et de la façon de le traiter. A une époque où la psychanalyse se popularise, Bretécher va ouvrir, dans les pages du Nouvel Observateur d’abord, la voie de l’introspection à des générations de lectrices et de lecteurs qui vont (sou)rire des problèmes existentiels de personnages qui leur ressemblent. (Les Frustrés, à partir de 1973).
Plus engagée politiquement, Chantal Montellier arrive à la BD par le dessin de presse qu’elle publie dans l’Humanité Dimanche, l’Autre journal, Le Matin de Paris… Elle sera aussi de l’équipe féminine du magazine Ah ! Nana qui sera censuré au bout de quelques numéros. Elle collabore à Métal Hurlant, A suivre et publie de nombreux albums. La parole politique et la critique sociale, comme le sort des femmes ou le monde carcéral, traverseront l’ensemble de son œuvre.
C’est avec Marie-Jo Bonnet, chercheuse et Jeanne Puchol, autrice qui a publié près d’une trentaine d’albums, dont les premiers dans les années 80, que Chantal Montellier créera le prix Artemisia en 2007. En effet, si le nombre de femmes présentes dans le milieu de la BD n’a cessé d’augmenter, la place que leur réserve la profession reste la portion congrue ! Rares dans les rédactions des magazines spécialisés et parmi les critiques, elles restent marginalisées dans les festivals et manifestations célébrant le 9e art qui se sont multipliés depuis 25 ans (comme le Quai des bulles de Saint-Malo), le plus prestigieux restant celui d’Angoulême…
Le prix Artemisia, qui ne fait pas l’unanimité parmi les femmes qui ne souhaitent pas toutes être distinguées d’abord parce que femmes, vise à récompenser chaque année en janvier une autrice pour un titre publié l’année précédente.

Les bédéistes ont fait leurs preuves
Depuis plus de 25 ans maintenant, les femmes ont largement fait leurs preuves dans le monde si masculin de la BD où, comme ailleurs, on leur demande de faire plus ou mieux pour être reconnues égales. Leurs imaginaires et leurs talents graphiques n’ont rien à envier à ceux des hommes, de plus leurs expériences singulières liées à leur sexe et/ou à leur genre viennent enrichir le corpus, remettre en question « l’universel masculin » et parler à de nouveaux publics.
Des personnages féminins consistants permettent aux petites filles de rêver et de s’identifier à des héroïnes féminines et plus seulement, par défaut, à des personnages masculins. De nouvelles histoires, moins stéréotypées, mettent en valeur un monde mixte où le genre ne dicte pas les conduites ni les pensées. D’ailleurs de nombreux albums voient collaborer dessinatrices et auteurs et inversement (comme Marguerite Abouet et Clément Oubrerie pour les aventures de la célèbre Aya de Yopougon 2005/2010, une des rares héroïnes noires de la BD francophones, ou plus récemment Barbara Yelin et Peer Meter pour L’empoisonneuse paru en 2010.
Bien sûr certaines autrices mettent aussi en valeur des personnages féminins ignorés de la plupart des hommes, comme Catel avec sa magnifique biographie de Benoite Groult (dessin et scénario, 2013) prix Artemisia 2014, ou avec celles de Kiki de Montparnasse ou d’Olympe de Gouges (2013) qu’elle a dessinées (scénariste Jean-Louis Bocquet).
Citons encore la superbe Irmina (2014), également de Barbara Yelin. Enfin des autrices comme Marjane Satrapi (Persépolis, 2002), Choi Juhyun (Halmé, 2009) ou plus récemment Zeina Abirached (Le piano oriental, 2015) nous offrent de magnifiques récits graphiques, inspirés de leur histoire personnelle et de la culture de leurs pays, en Iran, en Corée ou au Liban.
Jeanne Puchol avait pour sa part dessiné bien autre chose qu’une petite pucelle naïve et illuminée dans Moi, Jeanne d’Arc appelée la pucelle, misérable pécheresse… (2012) dont le scénario de Valérie Mangin faisait passer sur l’album un souffle épique de sorcellerie et de magie qui transcendait l’histoire de la sainte.
On prend les lectrices pour des Bécassines
Si nos autrices font parfois passer un vent de féminisme sur leurs planches, elles nous parlent aussi avec subtilité et liberté de la sexualité féminine vue par les femmes comme Julie Maroh avec Le bleu est une couleur chaude (2013) ou avec un humour délirant comme Lisa Mandel dans Super rainbow (2015) Citons enfin l’américaine Allison Bechdel, autrice d’albums introspectifs aussi drôles qu’intelligents (Fun Home, C’est toi ma maman), qui a mis au point le test qui porte son nom afin de débusquer le sexisme dans les albums (ou les films).
Une œuvre réussit le test si les trois affirmations suivantes sont vraies :
– l’œuvre a deux femmes identifiables (elles portent un nom) ;
– elles parlent ensemble ;
– elles parlent d’autre chose que d’un personnage masculin.
Malgré tout cela et le fait que les autrices sont de plus en plus nombreuses, la profession (et certains médias) se sent encore obligée de les classer dans une case à part et de mettre en avant leur genre avant leur talent ou leurs idées. Elle a même inventé une nouvelle niche commerciale, la BD « girly », qu’un musée belge a voulu célébrer en 2015 en créant une exposition sur la BD féminine. Ce projet visant à prendre les lectrices pour des Bécassine et à leur réserver des bacs pour BD allégées en intelligence a été la goutte d’encre qui a fait déborder la coupe de la potion amère que nos autrices ingurgitent depuis trop longtemps. Elles se sont donc rapidement rassemblées à plus d’une centaine autour de Julie Maroh afin de constituer un collectif d’autrices de toutes générations qui a créé la charte des créatrices de bande dessinée contre le sexisme.
Cette charte a été présentée à la presse en septembre dernier, et dès janvier le collectif s’est saisi de l’absence de femmes dans la sélection d’Angoulême afin de démontrer la pertinence de son action. La direction du Festival est ensuite revenue sur son mode opératoire, a retiré la liste incriminée et proposé aux auteur-e-s de voter pour l’œuvre et la carrière d’un-e auteur-e de leur choix, non sans avoir perfidement rappelé que : «Le Festival d’Angoulême aime les femmes… mais ne peut pas refaire l’histoire de la bande dessinée […] Force est de constater qu’il y a très peu d’auteures reconnues» dans la BD1
On ne peut que leur en tenir rigueur puisque depuis 43 ans, c’est Angoulême qui dirige ou pas, ses projecteurs sur les auteur-e-s et permet à celles et ceux présenté-e-s au public d’entrer dans le cercle restreint des auteur-e-s reconnu-e-s (2)!
Marie-Hélène Le Ny 50-50 magazine
 

Une petite hIstoire de la BD
Le 9e art n’est plus un art nouveau et cet art plus que centenaire a conquis de nombreuses lettres de noblesse au cours du 20e siècle. Le genre s’est enrichi et développé depuis que l’artiste Suisse Rodolphe Töpffer, considéré comme le précurseur de la bande dessinée moderne, a croqué ses premiers récits en images en 1827, à l’intention d’abord de ses ami-e-s.
Il faudra attendre 1905 et le Little Nemo de Winsor McCay pour que l’invention graphique envahisse les pages du New York Herald au service d’une série qui connaîtra un grand succès et deviendra même un dessin animé en 1911. De la bande ou strip paraissant dans les journaux quotidien, on passera rapidement à l’album qui deviendra vite le compagnon de générations d’enfants successives. Scénarisée par Jacqueline Rivière et dessinée par Emile-Joseph P. Pinchon, Bécassine verra le jour en 1905 également, dans le magazine pour enfants La semaine de Suzette.
Mais pendant des décennies, ces bandes dessinées, qui se multiplieront sous forme de magazines puis d’albums, resteront regardées par les lettré-e-s comme un plus ou moins aimable divertissement enfantin, voire pour les gens peu éduqués. De nombreux parents, et même enseignant-e-s, reprochent encore aux enfants de perdre leur temps à les lire…
Pourtant les années 1960, 70 et surtout 80 ont considérablement élargi leur espace d’expression, tant dans l’inventivité des scénarios que dans l’originalité et la richesse graphiques. La bande dessinée conquiert son titre de 9e art et s’adresse maintenant à tous les publics. Les magazines spécialisés (Pilote, Hara kiri, Fluide glacial…) et les Fanzines (comme Falatoff, 1971) se multiplient et la disparition de nombreux tabous ouvre tous les domaines de l’autobiographie, de l’intime ou de la sexualité à l’imagination des auteurs. Un lectorat adulte et mixte se développe dans les années 80, alors qu’il était jusque là essentiellement masculin.

1 Une seule femme, Florence Cestac, a été distinguée par le Grand prix du FIBD, en 2000.
2 Selon l’Association des critiques et journalistes de BD (ACBD), les femmes représentent 12,4% des professionnel-le-s dans le monde francophone de la BD.
Photo de Une : rencontre parisienne avec des membres du collectif en décembre 2015
En haut : Olive la mascotte, Jeanne Puchol, Lætitia Coryn, Anne Simon, Aurélia Aurita
En bas : Lisa Mandel, Julie Maroh, Elvire de Cock, Gaëlle Hersent, Perrine Rouillon.

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