Articles récents \ DÉBATS \ Contributions \ Monde 3 ANS APRES LES ASSASSINATS DE SAKINE, FIDAN ET LEYLA A PARIS

Le 9 janvier 2013, Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Saylemez étaient assassinées dans les locaux du Centre d’informations du Kurdistan en plein cœur de Paris. Trois ans après, le 28 janvier, un colloque était organisé à l’Assemblée Nationale par des organisations kurdes. Alors que la Turquie vient de tuer à l’arme chimique 60 civiles à Cizre au Kurdistan Irakien, nous publions l’intervention de Nursel Kilic, représentante du Mouvement des Femmes Kurdes en Europe.

Nous nous retrouvons ici dans un contexte d’échanges politiques et juridiques pour étudier les évolutions ainsi que les questions restées sans réponse d’un crime que nous définissons comme crime d’Etat, d’un triple meurtre de femmes engagées pour la libération de leur peuple et pour l’émancipation des femmes dans le monde.
Il est indispensable, en ce jour historique, et dans un monde où la situation politique change d’un jour à l’autre, de récapituler l’atmosphère politique dans laquelle s’est déroulé ce crime ainsi que la feuille de route employée par les commanditaires, encore à ce jour, non officiellement et complètement identifiés.
Depuis sa fondation, le mouvement de libération du Kurdistan a toujours été la cible de politiques d’éradication et de négation.
Nous avons d’une part, la lutte de la juste cause d’un peuple, de l’autre les intérêts économiques et politiques des Etats Nations de la région et des forces Occidentales. A plusieurs reprises, le leader historique du Mouvement de Libération du Kurdistan, Abdullah Ocalan de la prison d’Imrali, où il se trouve actuellement incarcéré depuis plus de 16 ans, a engagé l’ouverture de pourparlers entre le PKK et les représentants du gouvernement turc de 2009 à 2011 et de 2012 à 2014. Ces pourparlers auraient pu aboutir à des négociations et à une paix durable dans la région mais ils ont toujours été rendus impossibles par de nouvelles formes de politique de destruction, de criminalisation et de négation à l’égard du peuple kurde. Ces politiques ont pour seul but d’éradiquer la volonté politique et démocratique d’un peuple qui revendique un droit humain à part entière, celui d’exister.
Qui étaient Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Saylemez ?
Deux mois après la reprise des pourparlers, le 9 Janvier 2013, trois militantes kurdes, trois femmes kurdes engagées pour la résolution de la question kurde, trois générations de révolutionnaires et féministes avérées ont été exécutées à Paris.
Qui étaient Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Saylemez ? Quelles étaient leur rôle dans cette lutte et cette révolution qui ont porté leurs fruits grâce à l’engagement des femmes kurdes à Kobané contre Daesh, et pour la libération de Sinjar au Kurdistan Irakien ? De quel héritage est issue la lignée du mouvement de libération des femmes, enfin pourquoi ce crime d’État fut planifié et organisé à Paris, sur le sol français qui se définit comme un pays portant les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité ?
Sakine Cansiz, co-Fondatrice du PKK, l’une des deux femmes du groupe fondateur du mouvement de libération du Kurdistan était l’une des figures emblématiques du féminisme au Kurdistan. Durant sa détention à la prison de Diyarbakir, sa résistance légendaire aux tortionnaires fut une étape fondamentale de la mobilisation et de la participation active des femmes au sein de la lutte de libération du Kurdistan. Sakine Cansiz fut la première femme kurde à avoir fait une plaidoirie politique face au tribunaux de Turquie. Sa posture droite, sa détermination, sa dignité et sa conviction politique furent une feuille de route pour beaucoup de détenues politiques emprisonnées à la suite du coup d’Etat du 12 septembre 1980.
Le mouvement des femmes kurdes est né de cette ligne idéologique, de façon organisée au milieu des années 80.
La première méthode de sensibilisation des femmes à tous les niveaux de la société, fut tout d’abord d’évaluer la situation des femmes kurdes au sein des communautés, les discriminations auxquelles elles étaient confrontées, leur niveau social et politique afin de pouvoir œuvrer à des projets visant leur émancipation à long terme. Ces projets se sont concrétisés par un modèle de société qui porte aujourd’hui les valeurs fortes d’un système d’autonomie démocratique qui s’instaure au Rojava (Kurdistan Syrien) et au Kurdistan de Turquie, par la proclamation de l’auto-gestion basée sur un système de parité à l’œuvre dans le mécanisme de co-présidence, dans les partis politiques, les assemblée populaires et les forces d’auto-défense.
Sakine Cansiz est une identité politique, une identité féminine et idéologique. A travers la personnalité de leadership de Sakine Cansiz au sein du mouvement de libération du Kurdistan, c’est la lignée de résistance du peuple kurde qui a été pris pour cible. Une rhétorique de l’histoire qui continue à sévir à cette heure même.
Fidan Dogan, jeune diplomate de la cause kurde et représentante du Congrès National du Kurdistan en France faisait partie de la deuxième génération de la lutte, engagée sur le plan politique et diplomatique. Elle fut l’une des interlocutrices principales des institutions européennes et des actrices et acteurs politiques français-e-s. Porteuse de mandats exemplaires successifs au sein de la Coordination Nationale Solidarité Kurdistan ainsi qu’au niveau local au sein du Centre d’information du Kurdistan, elle sut sensibiliser et mobiliser son entourage pour alerter l’opinion publique.
Elle suivit de près toutes les affaires des dossiers de détenues politiques kurdes qui avaient pris une envergure importante après la délégation de la présidence de l’Otan de l’Allemagne en France en 2009.
A partir de 2007, parallèlement aux opérations du Groupe des Communautés du Kurdistan en Turquie, des opérations similaires ont été menées envers des centaines de Kurdes et parmi eux des politiciens kurdes connus au sein de la communauté en France. De son intérêt et de son engagement au suivi de ces affaires, du fait qu’elle faisait la permanence du Centre d’Information du Kurdistan qui était affiché dans chaque dossier comme étant la vitrine du PKK, elle était aussi connue des services français. C’est pendant cette même période que les relations franco-turque se concrétisaient par des accords de coopération judiciaire. Comme en Turquie, les Kurdes étaient assimilé-e-s à des criminel-le-s et les politicien-ne-s kurdes étaient qualifié-e-s de «terroristes.»
En 2010, dans un article du quotidien Sabah diffusé en Turquie, les identités des politiciens kurdes sous contrôle judiciaire ainsi que le CIK avaient été ouvertement partagés. Fidan Dogan était la voix des revendications et de la juste cause d’un peuple qui n’a pour seul but que de bâtir les piliers d’un système démocratique et d’établir un pont entre les Kurdes et l’opinion publique internationale. Elle a contribué à tisser la base de la juste véritable perception des Kurdes à la suite de la victoire de Kobané contre l’ennemi de toute l’humanité. Fidan Dogan a été exécutée par des commanditaires qui ont pour unique et seul but d’éradiquer cette perception juste qui malgré toutes les attaques sanguinaires, qui visent les civils aujourd’hui à Sur, Cizre, Farqin, Silopi et beaucoup de villes kurdes, est déterminée à exister a travers la résistance du peuple Kurde.
Leyla Saylemez, jeune kurde était originaire d’Amed où les massacres de civil-e-s sont devenus quotidiens. Elle était très active dans la jeunesse kurde qui est le rempart principal contre les politiques d’assimilation contre la troisième génération de la mouvance progressiste kurde qui prône un système où toutes les composantes de la société pourraient vivre en harmonie. Elle a su sensibiliser la jeunesse kurde autour d’actions, de manifestations ou de protestations qui étaient souvent criminalisées par les Etats Européens. Son ambition était de construire un monde meilleur tout comme la jeunesse progressiste du monde. Elle était dans la ligné de Sakine Cansiz, elle était convaincue qu’un jour, à chaque coin de son pays, les jeunes femmes kurdes éveilleraient leur conscience pour s’émanciper et s’auto-gérer, comme ces milliers de jeunes femmes yézidies, malgré les obstacles les plus atroces.. Celles-ci sans aucune peur défient et combattent, au prix de leur vie, Daesh qui continue de séquestrer des milliers de ces femmes, et des enfants, dans des bazars et des prisons sécrètes.
Elle à été exécutée le 9 janvier avec Sakine Cansiz et Fidan Dogan en plein cœur de Paris.
Paris, cette ville où se sont produits plus d’une vingtaines de fois dans son histoire proche des crimes d’Etat, des crimes politiques encore à ce jour non élucidés. Dans cette affaire, nous rencontrons une première, celle des traces d’une relation concrète avec le MIT (1). Mais cela ne répondra pas à beaucoup d’autres questions que nous nous posons. Malgré les documents qui démontrent la connexion du présumé meurtrier Omer Guney avec les unités du MIT, les forces qui ont commandité ces crimes n’ont toujours pas été officiellement identifiées.
Nous demandons encore une fois pourquoi cette même justice française qui signe des accords avec la Turquie pour le partage des données personnelles des détenu-e-s sous contrôle judiciaire ou des réfugié-e-s politiques en France telle Sakine Cansiz qui devait être sous protection selon la convention de Genève, n’a pas demandé à la Turquie le contenu du dossier d’instruction sur l’affaire du triple assassinat?
A ce jour les familles des victimes n’ont pas été reçues par le gouvernement Français.
Nous ne connaissons pas la date à laquelle se tiendra le procès. Les éléments du dossier ouvert au public font état d’un présumé meurtrier. Le doute n’existe plus, mais il reste à être défini. Le décryptage que j’ai essayé de vous présenter consiste à démontrer que c’est un crime politique et non pas une affaire «criminelle» limitée à l’implication d’une personne. C’est un système qui veut éradiquer la volonté politique d’un peuple, l’autodétermination et la force d’émancipation des femmes. Partout dans le monde, nous assistons à une guerre contre les femmes que nous définissons comme nettoyage ethnique pour les peuples et féminicides à l’égard des femmes.
Au début du mois de janvier, nous avons été témoins de la répétition de l’histoire par l’exécution à Silopi de trois femmes kurdes qui étaient elles aussi engagées dans la cause kurde.
Nous continuerons ce combat pour que lumière soit faite sur cette affaire, la justice française ne doit pas se soumettre à la raison d’Etat, faute de quoi ces crimes se multiplieront.
Nursel Kilic, représentante du Mouvement des Femmes Kurdes en Europe
 
1 Le MIT est le service de renseignement de la Turquie
Lire plus : notre interview de Nursel Kilic

print