Articles récents \ DÉBATS \ Contributions Louis-Pascal Jacquemond : «Faire disparaître le genre, c’est aller dans la même ligne idéologique que vouloir taire le darwinisme .» 2 /2

Mnémosyne organisait le 23 janvier dernier une journée d’étude en commun avec l’Association Transdisciplinaire pour les Recherches Historiques sur l’éducation (ATRHE), et le MAGE (Marché du travail et genre). Louis-Pascal Jacquemond, inspecteur d’Académie honoraire et historien a analysé la réforme des programmes d’Histoire, en particulier de ceux des cycles 3 et 4 correspondant au collège. Son analyse est sans appel : refus d’une histoire du genre, recul face à la droite la plus obscurantiste, invisibilité des femmes …

Parcourons quelques grandes étapes pour mieux comprendre l’introduction d’une histoire des femmes et d’une histoire du genre dans les programmes.

1991 – 2014: de lentes avancées

En 1991-1992 paraissent les premiers volumes de l’Histoire des femmes de Michelle Perrot et Georges Duby. Ce n’est pas un objet historique, ce n’est pas un sujet pédagogique, répondent les responsables des programmes alors en cours d’élaboration (programmes Bayrou).

Puis, dans les années 1995-2000, avec la création, entre autres, de la revue Clio et de l’association Mnémosyne, un changement s’esquisse. Les programmes des séries professionnelles BEP, CAP et des séries technologiques, moins médiatisées, s’enrichissent d’une approche de l’histoire des femmes.

En 1997, les programmes de ces sections abordent Marie Curie ainsi que les droits politiques des femmes.

Puis les femmes apparaissent dans les séries générales sous forme d’un dossier, un appendice, à compter de 2002. Petite avancée.

Ce n’est qu’en 2005 que le suffrage dit universel de 1848 est rectifié en suffrage universel masculin ou unisexuel masculin.

A partir de 2010-2012 les femmes deviennent un chapitre (en 1ère générale par exemple) au lycée et par le biais de l’histoire des arts, elles entrent davantage dans le champ des connaissances abordées par les élèves du collège. Une longue histoire et une évolution très lente qui laisse présager qu’il faudrait encore un siècle pour aller au cœur du sujet.

2015 : un pas en arrière

Hélas les programmes de 2015 opèrent plutôt un pas en arrière. Même s’il ne faut pas oublier l’appel à une histoire mixte contenu dans la présentation générale, ni les objectifs d’égalité hommes-femmes nettement affichés et affirmés pour plusieurs programmes disciplinaires, dont celui d’Histoire et celui d’Education civique et morale, les programmes d’aujourd’hui sont quand même en retrait par rapport à l’évolution antérieure.  Nous sommes donc loin de ce que nous écrivions à Michel Lussault, président du Conseil Supérieur des Programmes, le 19 octobre 2015: «Les femmes ne devaient plus être reléguées à un préambule, ni à un chapitre à part, ni à quelques lignes, aussi bienveillantes soientelles, saupoudrées ici et là.»

Cette disqualification du genre n’est pas due au hasard : elle est la résultante d’une pression générale, pas seulement nationale. Faire disparaître le genre, c’est aller dans la même ligne idéologique que vouloir taire le darwinisme au nom d’une demande sociale autour du créationnisme. Le climat général engendré par les prises de position et les défilés de la Manif pour tous et consorts ont lourdement pesé sur les choix actuels.

C’est d’abord l’abandon des ABCD de l’égalité en juin 2014 portés par Najat Vallaud-Belkacem et Vincent Peillon, expérimentés depuis la rentrée 2013, au bénéfice d’une formation des enseignant-e-s au compte-goutte sur la question des représentations et des stéréotypes de genre. C’est ensuite l’occultation du mot genre dans les discours officiels et les textes institutionnels, devant l’offensive de ceux qui ont qualifié ce concept sociologique de «théorie du genre» pour l’agiter en forme d’épouvantail à images scabreuses au mépris de la connaissance et de la scientificité des travaux réalisés en histoire du genre. C’est enfin la reculade que confirment les choix dans les programmes. Quid d’une féminisation des termes utilisés, surtout lorsqu’ils sont épicènes. Quid d’une approche sociale des actrices de l’Histoire dès lors que les travaux d’historiens montrent que les «ouvriers» les plus nombreux au XIXème siècle sont des ouvrières !

Comment voulez-vous construire une conscience historique et faire comprendre ce qu’est le monde actuel si une partie de l’humanité est ainsi quasi ignorée. Pour ne prendre qu’un aspect, disons que cette histoire, choisie pour être enseignée, rate en partie sa cible, l’acquisition d’une conscience historique et sa finalité, la connaissance commune du passé, quelles qu’en soient les dimensions, qu’elle soit mémorielle, patrimoniale, identitaire ou bien civique, voire civico-républicaine. Pour cela une raison de fond : l’histoire « ordinaire », donc sociale, est quasi absente du propos. Or insister sur le poids de la contingence, sur la succession des « hasards », sur l’histoire économique, sur la multiplicité des perceptions, c’est montrer que ce sont globalement les hommes et les femmes ordinaires du passé qui font cette histoire, c’est faire de la place pour ces vies anonymes.

De plus l’histoire sur laquelle les programmes se fondent est une histoire des résultats et non des processus, donc des pratiques sociales. On aurait pu programmer des questions comme celles de l’instruction et de l’éducation au XIXème siècle (depuis Condorcet jusqu’à Camille Sée, voire jusqu’à 1924 et le décret Léon Bérard) dans cette optique de la différenciation sexuée : or ce point n’est abordé que sous l’angle politique comme une démonstration de la fabrique de bons républicains (et de bonnes républicaines adonnées à l’économie domestique) avec les lois de Jules ferry et l’école républicaine. Ce n’est pas alourdir les programmes que de faire de l’histoire mixte et de l’histoire du genre. C’est le choix d’une problématique genrée que le programme actuel écarte.

Des femmes actrices de l’histoire

Il est donc fondamental que la recherche universitaire renforce tout son travail sur l’histoire sociale, sur l’histoire des pratiques sociales, sur l’histoire de la construction des rapports de genre, sur l’histoire des femmes comme actrices de l’Histoire. On a beaucoup développé une histoire socio-culturelle, une histoire des mémoires, une histoire du fait religieux, une histoire du politique.

Il est donc aussi temps de donner toute sa place à l’histoire du genre, non pas à l’anglo-saxonne, mais selon les approches françaises. Et s’il est bien qu’il y ait des chercheuses, il faut aussi des chercheurs afin que l’image d’une histoire féministe (perçue comme radicale et militante), qui colle à ses origines, soit dépassée.

Il ne fait pas de doute que l’Université a apporté, ces dernières années, beaucoup dans ce domaine de l’histoire du genre. Nombre de colloques dont certains hautement symboliques (Colloque de Lyon en 2002 sur enseigner l’histoire des femmes et du genre par exemple) ont eu lieu et nombre d’ouvrages ont été publiés. Des revues comme Clio, comme Genre et Histoire, comme Travail Genre et sociétés,… et même des revues qui ne sont pas référées à l’histoire des femmes, abordent les questions de genre (de Politique à Vingtième siècle, des Cahiers d’Histoire aux revues d’histoire des sciences, …) mettent à jour les connaissances.

Former les professeur-e-s aux questions de genre

Des professeur-e-s, beaucoup de professeur-e-s, travaillent dans le sens d’une histoire mixte mais ce n’est pas l’orientation institutionnelle. Sans quantifier le nombre de ceux qui s’y impliquent, il faut constater que nous avons, de facto, deux grandes générations de professeur-e-s aujourd’hui dans les établissements. Il y a une génération de quinquagénaires et plus qui n’a pas eu, à l’Université, d’approche d’histoire des femmes sauf ponctuellement, en encore moins d’histoire mixte, d’histoire du genre. Une grande partie d’entre eux sont donc peu enclins à intégrer cette nouvelle histoire dans leurs pratiques. Et c’est légitime puisque, le plus souvent, les professeur-e-s s’appuient fortement sur ce qui a été leur formation universitaire et sur les réflexes qu’il y ont acquis pour légitimer les connaissances et la scientificité de ce qu’ils enseignent. Et à côté de cela, même s’ils demandaient de la formation, celle-ci leur est distribuée à doses de plus en plus homéopathiques. La formation continue est en effet une variable d’ajustement budgétaire

Par contre, le second pool de professeur-e-s, ce sont les jeunes professeur-e-s frais émoulu-e-s de l’Université depuis une bonne dizaine/quinzaine d’années: c’est la génération des trentenaires pour qui cette histoire des femmes n’est pas une inconnue et l’histoire mixte souvent une part de leur bagage intellectuel. Elles/Ils abordent donc naturellement ce thème et sont donc demandeuses/demandeurs d’ouverture des programmes à de telles entrées.

Certes, comme le mentionnent les programmes, ils ont la liberté pédagogique pour eux. Oui, la liberté pédagogique, mais n’est-ce pas en fait une pseudo liberté. Je suis un peu sévère mais je crois que notre institution a tendance à renvoyer à la liberté pédagogique lorsqu’elle ne sait ni dire, ni expliquer, ni définir. Elle se dédouane quelque peu sur le dos des enseignants parce que le discours dominant, et les programmes en sont un magnifique exemple, est plutôt directif et prescriptif.  Des marges de manœuvre existent certes, et de plus en plus, mais elles sont infimes et secondes par rapport au poids des injonctions.

Au total les ressources et les travaux d’historien-ne-s existent, beaucoup de plans de formation, en particulier dans les ESPE, abordent la question, et les concours de recrutement n’écartent plus les sujets liés à l’histoire des femmes et du genre. La conjoncture était donc favorable mais les libellés de programmes n’ont pas suivi les progrès entamés ailleurs. Il est donc essentiel que partout où ils le peuvent les enseignant-e-s prennent à bras le corps ce sujet et se forment.

Mnémosyne est une des associations qui peut apporter son concours. Beaucoup de sites font de même. Des instances universitaires multiplient les colloques et cadres de formation malgré la faiblesse des aides rectorales et de formation continue. Il reste cependant utile et urgent que l’institution ne continue pas à se défiler et à abandonner le genre en rase campagne… électorale.

Louis-Pascal Jacquemond – Historien, membre du CA de Mnémosyne

50-50 magazine est partenaire de Mnémosyne

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