Articles récents \ France \ Économie \ Politique Sophie Binet, CGT : «Le projet de loi travail ne contient aucune avancée pour les salariées»

Sophie Binet, 34 ans, est Secrétaire générale adjointe de la CGT Cadres et pilote de la commission Femmes-Mixité de la CGT. Elle fait partie des 10 premiers signataires à l’origine de la pétition #LoiTravailNonMerci. Également conseillère principale d’éducation dans un lycée de Seine-Saint-Denis, la Madame Égalité de la CGT a pris le temps de nous expliquer en quoi le projet de loi El-Khomri menace sérieusement l’égalité professionnelle.

Vous êtes une des initiatrices, avec Caroline de Haas, de la pétition « Loi Travail : non, merci ! » qui bat tous les records en nombre de signatures. Comment expliquez-vous que les féministes soient en première ligne dans cette lutte ?

Caroline et moi avons réagi non en tant que féministes mais en tant que citoyennes, car le projet de loi sur le travail contient des reculs et des régressions pour toutes les travailleuses et tous les travailleurs. Les femmes seraient évidemment très pénalisées si cette loi s’appliquait, mais ce serait une régression majeure pour toutes et tous. Nous étions halluciné-e-s en découvrant les 140 pages du projet de loi, qui contiennent au moins un recul des droits des salarié-e-s par page, si ce n’est 5. On découvre encore d’autres mesures en décortiquant le projet de loi, qui ne sont pas citées sur notre site Loi travail non merci. On dirait vraiment un cahier de revendications du MEDEF.

Vous attendiez-vous à un tel écho quand vous avez lancé la pétition ?

On a vu à la première lecture que ce projet était une bombe contre les droits des salarié-e-s, mais pas seulement. Ce projet de loi concerne tout le monde, car il pose des questions fondamentales sur le rapport au travail de toute la société. On s’est donc dit qu’il fallait en faire un enjeu citoyen. Un tel recul des droits, porté par un gouvernement qui a tourné le dos à toutes ses promesses de campagne, constitue une question sociale et sociétale majeure et pas simplement salariale. Bien sur, on ne s’attendait pas à un tel succès en lançant la pétition. Ce texte semble être la goutte d’eau qui fait déborder le vase des trahisons gouvernementales. Vu le nombre de régressions contenues dans ce projet de loi et les réactions qu’il suscite, il faudrait d’ailleurs mieux parler de torrent que de goutte d’eau.

Quelles sont les mesures qui pénaliseraient le plus les femmes et l’égalité professionnelle ?

Le plus grave, c’est la fin de la règle du plus favorable (En cas de conflit entre plusieurs règles, on applique toujours la plus favorable aux salarié-e-s) et le renversement de la hiérarchie des normes : un accord simple d’entreprise pourrait prévaloir sur un accord de branche ou la loi. Ceci pénalise particulièrement les femmes, qui sont plus nombreuses dans les TPE/PME dans lesquelles il n’y a pas de présence syndicale, donc pas de possibilité de négocier et de se mobiliser, et pour qui les droits seront revus à la baisse. Avec la loi Rebsamen (lire notre premier entretien avec Sophie Binet), l’employeur n’était déjà plus obligé de négocier chaque année sur l’égalité professionnelle mais seulement tous les 3 ans s’il y avait un accord d’entreprise. Avec le projet de loi El-Khomri, les Négociations Annuelles Obligatoires peuvent devenir triennales aussi par accord de branche. Cela signifie que l’employeur ne serait plus obligé de négocier sur les salaires chaque année. Cette négociation cruciale pour mesurer les écarts femmes/hommes et demander des augmentations pourrait devenir triennale par accord de branche. C’est encore plus grave pour les femmes qui sont employées majoritairement dans les PME et les TPE, qui n’ont peu ou pas de marges pour négocier et encore moins de syndicats pour lutter.

La CGT qui siège au Conseil Supérieur à l’Égalité Professionnelle vient de sortir une note de 8 pages. Ce Conseil doit être automatiquement saisi par le gouvernement sur chaque texte qui concerne l’égalité femmes/hommes au travail. Il a rendu ce vendredi 11 mars un avis très critique. Le gouvernement ne nous a laissé qu’une semaine pour examiner 140 pages de ce texte censé «améliorer le dialogue social.» La note du CSEP documente l’essentiel des reculs en terme d’égalité professionnelle de ce projet de loi, même si tout n’est pas encore vu.

Certaines mesures ciblent particulièrement les femmes. C’est par exemple le cas de la baisse du taux de majoration des heures complémentaires des salarié-e-s à temps partiel, à 80% des femmes. Auparavant, elles devaient être majorées de 10 à 25%, ce qui était déjà discriminatoire, car pour les salarié-e-s à temps plein c’était 25 à 50%, avec le projet de loi ce n’est plus que 10%.

Mais la liste des reculs et régressions est loin d’être achevée. Des juristes et avocat-e-s spécialisé-e-s en droit du travail découvrent d’autres reculs contenus dans le projet de loi en ce moment même, qui ne sont pas citées sur le site de notre pétition. Par exemple, le texte prévoit que tout accord d’entreprise se périme au bout de 5 ans. Actuellement, les «avantages acquis» sont maintenus jusqu’à la signature d’un nouvel accord. Avec le projet de loi, les avantages acquis sont annulés dès la fin de l’accord. Ceci constitue un chantage à la signature d’un nouvel accord, même moins favorable et met sous pression les syndicats. Le tout ou rien deviendrait la règle sur tous les accords, et notamment les accords sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes.

Autre exemple, les accords d’entreprise ne seraient plus forcément rendus publics. Le projet de loi prévoit que l’employeur aurait le droit de s’opposer à la publication d’un accord d’entreprise et d’imposer l’opacité. Sans publication, comment pointer du doigt un accord bidon ou un accord ambitieux mais pas appliqué sur l’égalité entre les femmes et les hommes ? Il y a des dizaines d’exemples analogues dans le texte de la loi travail.

Diriez-vous tout est absolument à jeter dans le projet de loi sur le travail ?

Je dirais que ce projet de loi est à jeter à 99%. Le 1% restant mis en avant par le gouvernement, à savoir les deux mesures phares présentées comme des droits nouveaux pour les salarié-e-s, le droit à la déconnexion et le Compte Personnel d’Activité (CPA) relèvent de l’effet d’affichage ou de la blague.
Le droit à la déconnexion, une revendication que je connais bien puisque portée pendant des années par la CGT-Cadres, ne s’appliquerait qu’à partir du 1er janvier 2018 (le temps que ce droit soit détricoté par une nouvelle majorité de droite voire de droite extrême ?) via des chartes d’entreprise absolument pas contraignantes juridiquement. Quant au CPA, on est bien loin d’une forme de sécurité sociale professionnelle, que nous revendiquons à la CGT, car il n’y aura pas de nouveaux financements débloqués pour la formation professionnelle et les reconversions. Le projet de loi ne contient donc aucune avancée réelle pour les droits des salarié-e-s.

La ministre du travail (jeune, femme, « issue de la diversité ») a-t-elle été instrumentalisée comme paravent des critiques contre un projet de loi qu’elle n’a visiblement pas rédigé (Matignon, Valls, Lobbys..) ?

Je ne sais pas si Myriam El-Khomri a rédigé ou pas ce projet de loi car je n’ai pas échangé personnellement avec elle. Ce serait d’ailleurs bien qu’elle nous dise qui a écrit ce texte. C’était ma deuxième pensée en découvrant le projet de loi : mais qui a bien pu rédiger un truc pareil ? Des propos sexistes regrettables ont été tenus à son propos, je note d’ailleurs que les critiques sur son prédécesseur,  qui avait démontré sa méconnaissance totale du droit du travail en déclarant qu’il n’y avait pas de lien de subordination entre employeur et salarié, stigmatisé les chômeurs…, n’étaient pas aussi vives. Je pense qu’il faut la traiter comme tous les autres ministres : ce n’est pas parce qu’on est une jeune ministre, une femme, «issue de la diversité» qu’on ne sait pas ce qu’on défend politiquement. Elle s’est personnellement engagée en envoyant un message à tous les signataires de la pétition contre son projet de loi, elle a défendu le projet de loi à plusieurs reprises dans les médias. Je combats pour ma part l’orientation qu’elle défend mais je me refuse à émettre des jugements sur sa personne.

Comment analysez-vous les mobilisations du 9 mars ?

Il s’agissait de la journée de mobilisation la plus importante depuis la mobilisation de 2010 contre la réforme des retraites. Cette journée a été organisée dans des délais très courts, et a été construite par des initiatives «du bas». Nous avons observé de nombreux arrêts de travail et débrayages de salarié-e-s dans le privé, les cortèges étaient intergénérationnels, et rassemblaient salarié-e-s, étudiant-e-s, lycéen-ne-s, privé-e-s d’emploi et précaires, démontrant que les stratégies d’opposition du gouvernement ne fonctionnent pas. Contrairement à ce que raconte le gouvernement, celles et ceux qui se sont mobilisé-e-s ne sont pas instrumentalisé-e-s. Les opposant-e-s se sont documentés très précisément sur le projet de loi. Ce ne sont pas des manœuvres de sommet ou des ajustements cosmétiques qui mettront fin à la contestation. Il faut retirer ce projet de loi et adopter enfin des mesures pour l’emploi, les jeunes et pour de nouveaux droits correspondant au travail du 21e siècle.

Propos recueillis par Guillaume Hubert, 50-50Magazine


Pour aller plus loin :
– Tribune de 100 féministes – « Projet de loi travail : non à la double peine pour les femmes ! »
– Communiqué de l’Association Européenne contre les Violences faites aux Femmes au Travail (AVFT)  : « Pourquoi le projet de loi dit « El Khomri » est nuisible aux victimes de harcèlement sexuel. Et donc aux femmes. »
L’avis de la CGT au Conseil Supérieur à l’égalité professionnelle sur la Loi Travail (PDF)

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