Articles récents \ France \ Société Rolande Trempé : une femme libre et engagée

Née le 31 mai 1916 en Seine-et-Marne, Rolande Trempé vient de disparaître après une longue vie de femme libre et engagée. Orpheline d’un père mort héroïquement à Verdun, elle grandira auprès de grands-parents modestes et aimants. Bénéficiant de bourses, elle gravira les échelons scolaires avec succès, intégrant l’École normale d’institutrices en 1934. Éprise de grand air et de liberté, Rolande Trempé n’appréciait guère l’internat dont elle fugua parfois. Reçue au concours de professeur des Écoles primaires supérieures, Rolande Trempé sera nommée à l’automne 1939 à l’école primaire supérieure de filles de Charleville-Mézières, où, à son arrivée au volant de sa Ford, elle fut «considérée comme une curiosité». Car Rolande Trempé était passionnée de conduite automobile, le machisme l’ayant détournée par ailleurs d’une tentative de piloter les avions.


Confrontée à l’armée allemande lors de l’exode en 1940, elle décidera de s’engager dans la Résistance. Le premier contact s’établira par l’Institut de géographie à Paris où Rolande Trempé avait alors décidé de poursuivre ses études en vue d’une agrégation du secondaire. Affectée d’abord à l’enseignement par correspondance, Rolande Trempé sera rappelée en 1942 par l’inspection d’académie des Ardennes. A Mézières, elle retrouva Andrée Larouquette, rencontrée en 1939, et compagne de toute sa vie. Les Ardennes étaient en zone interdite et les Allemands y menaient une politique d’occupation des terres. La population leur était résolument hostile mais la résistance s’y développa tardivement. Rolande Trempé s’y connecta de diverses manières et c’est dans la clandestinité que cette rebelle adhéra au Parti communiste local. Elle exerça ses diverses activités sous le couvert de son métier d’institutrice et de l’action sociale auprès du Secours national. Ayant obtenu de garder sa voiture, elle fut un agent de liaison particulièrement efficace, tant pour les FTP que pour le Parti. Ces implications multiples lui donnèrent une remarquable connaissance du terrain ardennais, notamment parmi les femmes. Elle créa les bases de ce qui allait devenir à la Libération l’Union des femmes françaises, organisation du Parti communiste.

Bien que la présence de femmes à des postes à responsabilité était encore mal vue par les militants (qui un soir de réunion lui dégonflèrent ses 4 pneus), en tant que secrétaire générale du département, elle déploya une activité intense, notamment pour l’accueil aux prisonniers et aux déportés. En devenant électrices, les femmes étaient devenues aussi un enjeu pour les partis. Pour nombre de femmes, Rolande Trempé était leur candidate naturelle. Si le Parti la souhaitait sur sa liste en raison de sa popularité, il la voulait en position inéligible car il redoutait l’aura de cette militante indocile et critique. Le Parti entreprit alors une campagne de dénigrement systématique, comme il en avait le secret. Prise de colère, Rolande Trempé abandonnera toutes ses responsabilités, même à l’UFF, et quittera les Ardennes pour aller enseigner la pédagogie à la section féminine de l’École Nationale d’Apprentissage de Toulouse.
Des équivalences lui donnant accès à l’Université, Rolande décida alors de préparer un diplôme d’études supérieures. Sa rencontre avec Jacques Godechot sera décisive. Ce grand historien de la Révolution l’orienta vers Jaurès et les archives départementales du Tarn. Elle y découvrira la richesse du mouvement ouvrier. Le social l’attirant plus que le politique, pour sa thèse elle travaillera sur les mineurs de Carmaux. Afin de pouvoir se consacrer pleinement à son travail de recherche, en 1964 elle est nommée assistante à l’Université où la structure hiérarchique lui pèse. En juin 1969, Rolande Trempé obtiendra le titre de docteur d’État, avec la mention «très honorable» et les félicitations du jury. Ernest Labrousse, grand maître de l’histoire économique et sociale en France, avait salué avec enthousiasme cette grande thèse d’histoire ouvrière, «vivante illustration des premiers chapitres du Capital.» Cette monographie se voulait «histoire globale» d’un groupe socio-professionnel en formation, saisi dans tous ses aspects : économiques, culturels, sociologiques, psychologiques, sans déterminisme d’aucune sorte. Rolande Trempé est nommée professeure des universités en 1970 – dans une maîtrise «Histoire du travail et des travailleurs», à laquelle elle donna une impulsion décisive jusqu’à sa retraite en 1983.
Rolande Trempé fut une professeure innovante, excellente oratrice, elle ne répugnait pas à l’exposé magistral, à condition qu’il soit accompagné de débats qui permettent aux étudiants de s’exprimer et de s’emparer du savoir. Elle favorisait les méthodes actives, l’utilisation de documents, les enquêtes de terrain, notamment et de plus en plus, le recours aux entretiens pour faire surgir la parole des sans-voix, mais aussi l’incorporation de l’actualité. Très populaire parmi les étudiants, elle dirigera de nombreuses maîtrises et thèses sur le mouvement ouvrier – encourageant ses étudiants à recueillir la mémoire locale, écrite ou orale. Elle sera l’une des premières à utiliser la vidéo pour des entretiens filmés. A partir de mars 1982, aux côtés de Madeleine Rebérioux et Antoine Prost, elle participe à un Groupement de recherche coopérative sur le thème «Travail et travailleurs aux XIXe et XXe siècles.» Très proche des «gens», Rolande Trempé a toujours été soucieuse de faire entendre leurs voix, de recueillir leur mémoire – ce qu’elle faisait avec tact en laissant longuement parler ses interlocuteurs.

De Montpalach, sa «bergerie» du Causse tapissée de livres, et dont elle aimait tant cultiver le jardin, elle fit avec Andrée un lieu de rencontre ouvert à tou-te-s et chaleureux.

Spécialiste incontestée de l’histoire du travail de la mine et des mineurs, Rolande Trempé fut aussi une fidèle collaboratrice de la revue Mouvement Social. La plupart de ses contributions ont d’ailleurs concerné les mineurs. Elle élargira son propos dans Les trois batailles du charbon (1936-1947), montrant comment ont interagi patronat, syndicats ouvriers et État confrontés aux crises charbonnières de 1936, de l’Occupation et de la Libération. La nationalisation des houillères, puis la fermeture des puits se sont accompagnées d’un versement d’archives considérables et de la «patrimonialisation» d’une mémoire de la Mine. Elle a alors collaboré à la création de l’Institut d’histoire sociale de la mine, associant anciens mineurs et universitaires.
Après de multiples recherches sur le monde de la mine, Rolande Trempé a retrouvé Jaurès, député du Tarn et homme de Carmaux. Elle lui a consacré de nombreuses communications et articles, principalement dans les publications de la Société d’études jaurésiennes.
A partir de 1983, après sa retraite, elle développera un nouveau domaine de recherche : la Résistance, en particulier celle des femmes. Rolande Trempé a constitué une considérable banque de données (orales et visuelles) et réalisé plusieurs films. «Où sont passées les Résistantes dans la mémoire nationale ?», se demandait-elle avec Marie-France Brive dans Militantisme et Histoire. Elle savait d’expérience combien les femmes résistantes avaient été efficaces et discrètes mais minorées par l’histoire des hommes.
Cette absence l’a confortée dans la très ancienne conscience qu’elle avait d’une domination masculine, éprouvée dans les systèmes éducatifs et au PCF. A la Libération, la tonte des femmes, à Charleville, la révolta : «J’ai protesté à ma manière, je me suis fait couper les cheveux très courts.». Lors du premier vote des femmes en 1945, elle constatait dans les Ardennes la sujétion de femmes auxquelles leurs maris dictaient quasiment leur vote. Toutes ces raisons l’ont convaincue du bien-fondé d’une histoire des femmes dont l’Université de Toulouse-Le Mirail est devenue, dans les années 1980 – autour d’elle, de Marie-France Brive et d’Agnès Fine – un centre particulièrement actif. Elles fondèrent le GRIEF qui accueillit en 1982 le fameux colloque : Femmes, féminisme et recherche, puis en 1989 celui sur « es femmes et la Révolution française.» Elle se consacra par la suite au recueil de la mémoire des femmes dans la Résistance.
Irritée par les divisions des féministes et soucieuse en priorité des questions sociales, cette rebelle généreuse, joyeuse et ouverte, était dépourvue de tout préjugé et s’engageait sans emphase. Le rire de cette pionnière éprise de liberté vient de s’éteindre, faisons en sorte que son œuvre se transmette et entre dans notre matrimoine !
Marie-Hélène Le Ny 50-50 magazine
Article rédigé à partir de la notice biographique que Michelle Perrot a consacré à Rolande Trempé dans le Dictionnaire Maitron – pour le dernier volume à paraître prochainement. Avec sa bienveillante autorisation.
 
 

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