Articles récents \ Culture \ Livres Marthe Richard, "l'aventurière des maisons closes"

70 ans avant le vote de la loi d’abolition de la prostitution, une femme, Marthe Richard, avait défendu avec charisme et détermination la fermeture des maisons closes. La « loi Marthe Richard » de 1946, une des rares lois qui portent le nom de son instigatrice, a changé en profondeur la France et son image à l’étranger. Tour à tour aimée, exécrée et romancée, Marthe Richard fut toute sa vie un électron libre qui ne laissa personne indifférent. Elle fut prostituée sur les trottoirs de Nancy à 15 ans, aviatrice, espionne pendant la Première Guerre mondiale, femme politique. L’historienne et écrivaine Natacha Henry nous raconte avec passion et rigueur historique la femme derrière le mythe. « Marthe Richard, l’aventurière des maisons closes », une biographie captivante publiée une première fois en 2006, ressort cette année dans une version revue et augmentée au grès des découvertes inédites de Natacha Henry.

Marthe Richard (1889/1982)
1913 : obtention de son brevet d’aviation
1916-17 : espionne pour le compte de la France en Espagne
1945 : conseillère dans le 4e arrondissement de Paris
1946 : vote de la Loi Marthe Richard de fermeture des maisons closes
Votre dernier livre « Les Sœurs savantes, Marie Curie et Bronia Dluska » est lauréat du Prix Marianne 2016, du Salon des femmes de lettres, ainsi que finaliste du Prix Simone Veil 2015. Vous avez écrit de nombreux portraits de femmes ainsi que des essais sur le sexisme dans la culture populaire. En tant qu’historienne, pourquoi vous êtes-vous consacrée à l’histoire des femmes, notamment via le médium de l’écriture ?
J’ai fait une partie de mes études à la London School of Economics dans les années 1990. J’ai découvert là-bas, après avoir passé quelques années à la Sorbonne, que la recherche en genre, en égalité des sexes et en histoire des femmes était un domaine négligé en France. J’ai pris une grande décision à ce moment-là, je voulais aller au fond des choses et je voulais évidemment changer le monde ! L’angle des luttes, et des luttes féministes, était la meilleure porte d’entrée.
L’écriture est apparue comme une évidence. A 12 ans, je racontais toute ma vie à mon journal intime. Maintenant, quand je me promène dans la rue ou dans un parc, des phrases littéraires me viennent. Mon rêve serait qu’une puce électronique vienne tout retranscrire sur mon Mac ! J’ai toujours considéré que la littérature était au-dessus de tout et que son alliance avec un engagement politique permettait de reprendre les travaux laissés par nos ainé-e-s pour faire avancer le savoir et le progrès social.
Lorsque l’on fait de la recherche en Histoire contemporaine, on a cette fantastique sensation d’explorer les archives nouvellement ouvertes, d’ouvrir les cartons dans les bibliothèques, de retrouver des descendant-e-s. Par exemple, il n’a jamais été sûr que Marthe Richard ait résisté pendant la Deuxième Guerre mondiale, même si elle arborait un brevet délivré par le général Eisenhower. J’ai dû m’acharner auprès des archives américaines et j’ai finalement eu la preuve qu’elle avait obtenu une récompense pour avoir hébergé deux parachutistes américains pendant la guerre. Quand vous êtes la première au monde à apporter cette preuve, c’est formidable !
Cette nouvelle édition inclue l’ouverture de nouvelles archives et le travail de l’arrière-petit neveu de Marthe Richard, Christophe Betenfeld.
 
Marthe Richard avaient beaucoup d’ennemis de son vivant. Sa vie d’espionne a été l’objet de livres, d’autobiographies, d’un film et d’un téléfilm. Comment avez-vous procédé pour faire tomber le masque des mythes qui ont bâti et/ou sali sa notoriété ?
Avec Marthe Richard, contrairement à Marie Curie et Bronia Dluska, il n’y a personne pour dire qu’elle était super ! C’est d’ailleurs l’un des sujets les plus compliqués que j’ai dû traiter car elle a, d’une part, construit sa propre légende et écrit des livres plus ou moins farfelus, d’autres part elle a eu une quantité phénoménale d’ennemis, hommes politiques, journaliste et policiers très frustrés lorsqu’elle ferma les maisons closes. Dès le départ, la presse ne l’a pas prise au sérieux. Les journalistes la considéraient comme une comique et s’évertuaient à aller pêcher des anecdotes douteuses par-ci par-là, ce qui a grandement nui à son image publique.
J’ai procédé ainsi : j’ai pris son autobiographie « Mon destin de femme », qu’elle a écrit tard en 1974 à 85 ans, et j’ai vérifié toutes les informations point par point. Une vraie enquête de police ! Effectivement, elle n’était pas si héroïque que ce qu’elle laissait entendre pendant la deuxième guerre mondiale. En revanche, tout ce qu’elle a raconté avant est absolument vrai : elle est née dans une famille pauvre en Lorraine, elle a abandonné le métier de couturière pour venir à Paris avoir une meilleure vie, elle a passé un brevet de pilote en 1913 pour devenir une des premières femmes aviatrices françaises. Puis elle est partie en Espagne pour le compte de l’espionnage français pendant la première mondiale et enfin elle a été élue au Conseil régional de Paris en 45 où elle a porté le sujet des maisons closes.
Il y a des cartons entiers à Vincennes sur les faits d’espionnage de Marthe Richard. « L’histoire misogyne » raconte les espionnes comme des femmes bien mignonnes qui se servent de leur corps pour accéder à 2-3 informations. Tout cela est folklorique et marrant. En 1937, l’histoire de Marthe l’espionne au service de la France a été romancée puis portée au cinéma par la plus grande star de l’époque : Edwige Feuillère. A 25 ans, Marthe devient veuve, son mari meurt à Verdun en 1916, elle est pilote, belle et jeune ; le Ministère de la Guerre l’envoie en Espagne pour devenir l’amante de l’attaché naval allemand. Mais, concrètement, être dans le lit d’un général allemand de 55 ans ne permet pas d’avoir accès à des informations classifiées car il n’est pas là pour ça ! Marthe Richard a dû fouiller, risquer sa vie. Je me suis rendue compte que ses faits d’espionnage étaient véritablement sérieux et qu’elle n’avait jamais reçu les honneurs qu’un homme aurait pu obtenir à sa place.
 
Après avoir écrit des essais, pourquoi avoir choisi Marthe Richard comme sujet de votre première biographie en 2006 ?
La loi de fermeture des maisons closes m’a attirée au départ car il s’agit d’une période très intéressante de l’Histoire de France. Tant qu’on ignore très concrètement ce qui se passait dans ces endroits, ce que j’appelle « l’histoire gynécologique » , les conditions sanitaires, le nombre de passe par jour, on peut rêver de les ré-ouvrir.
Très vite, il m’est apparu que la période de la première guerre mondiale était la plus passionnante de sa vie. C’est incroyable d’apprendre qu’elle fut une des premières aviatrices !
Quand j’écris une biographie, je cherche à comprendre les ruptures et la cohérence d’un parcours. Dans le cas de Marie Curie, c’est formidable ! Tout est cohérent du début jusqu’à la fin. Dans le cas de Marthe Richard, il y a de vraies ruptures dans sa vie mais aussi de véritables fils conducteurs.  Lorsqu’elle quitte l’école à 13 ans pour devenir apprentie couturière à la maison, parce que sa mère ne voulait pas qu’elle travaille pour un patron, elle apprend à devenir autonome et elle suivra cet enseignement toute sa vie. Elle rentabilise très rapidement son brevet de pilote en se produisant dans des meetings. Comme elle a suivi l’école communale de la 3ème République, elle a seulement appris à lire, à écrire et à aimer la Patrie. Elle n’est jamais devenue une intellectuelle mais c’était une sportive, dotée d’une force physique et mentale à toute épreuve. Malgré de graves accidents de vols et de longs mois plongée dans le coma, elle a toujours remis le pied à l’étrier.
Cela fait plus de 10 ans que je vis avec elle et je suis passée par tous les sentiments à son égard. J’ai de plus en plus quitté le personnage pour la personne, et je la trouve à présent fascinante. Elle était dans l’air du temps. Ce qui lui plaisait, l’aviation, était à la pointe de ce qui se faisait. Pendant la première guerre mondiale, elle veut se battre pour la France, on lui répond d’aller tricoter des pulls pour les soldats. Elle aura l’audace et le courage d’écrire au Ministère de la Guerre.
Elle dit « oui » aux aventures qu’on lui propose à condition qu’elle soit payée et que cela ait une finalité. Il en faut de la confiance en soi pour partir au péril de sa vie et penser que le monde n’est pas trop grand !
 
Marthe Richard a eu un parcours solitaire. Elle n’a fait partie d’aucune sororité et a été désavouée par la Fédération Abolitionniste. Peut-on parler tout de même d’une figure du féminisme ?
Les activistes féministes de son époque ont fait un très bon choix en demandant à  Marthe Richard de porter le projet de loi! Elle jouissait à cette époque d’une grande notoriété et elle savait parfaitement s’exprimer en public. A la Libération, il était nécessaire de trouver une personne symbolisant une sorte de pureté patriotique, une héroïne. Cette femme, élue sur une liste de la Résistance, avait sacrifié son corps pour la Patrie en 14-18. Etant donné que les maisons closes avaient ouvert leurs portes aux Allemands pendant la deuxième guerre mondiale, il convenait de les fermer.
La préoccupation première de Marthe Richard était de protéger l’intégrité des femmes. Elle avait beaucoup souffert lorsqu’elle était prostituée dans les casernes de Nancy à 15 ans. En portant cette loi, elle prouve que le corps est politique.
Encore une fois, elle n’était pas une grande penseuse politique. Elle n’a pas continué le combat, n’a pas rejoint la Fédération Abolitionniste ou un autre mouvement, et elle a été assez vite désavouée par les féministes.
Son parcours féministe était pour elle-même. Elle a gagné sa vie et ne dépendait de personne, ça c’était féministe. C’était une femme courageuse qui s’est sans cesse réinventée en prenant des risques. Aller en Espagne en pleine guerre de 14-18, débarquer seule dans un pays inconnu, il faut se rendre compte de la fougue qu’elle avait ! Alors qu’aujourd’hui, on a parfois peur de prendre le métro à minuit !
Ce n’est pas la plus grande héroïne que la France n’est jamais connue car elle n’est ni parfaite ni solidaire, mais elle a occupé l’espace en grignotant chaque centimètre et en comprenant que la souffrance du corps des femmes devait se terminer.
C’est une survivante, elle s’est relevée et elle a dit qu’il fallait que ça se termine, qu’il fallait fermer les maisons closes.
Propos recueilli par Charlotte Mongibeaux 50/50 Magazine
 
Natacha Henry : « Marthe Richard : l’aventurière des maisons closes ». Ed. La Librairie Vuibert – 2016
 
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