Articles récents \ Culture \ Cinéma "La Fille inconnue" un film magistral des frères Dardenne

Porté tout du long par la puissante figure de Jenny qui habite le film de bout en bout, la Fille inconnue nous plonge au cœur de la vie quotidienne d’un doctoresse qui soigne les plus faibles et les plus modestes, celles et ceux dont les gouvernant-e-s semblent souvent ignorer l’existence, ou qu’elles/ils ne considèrent que comme des problèmes à traiter, des colonnes de chiffre gênants, des « coûts exorbitants ». La dimension politique de ce film est manifeste.  Avec une sobriété exigeante, ne cédant jamais à la facilité, il questionne de bout en bout nos choix de sociétés par le biais de celles et ceux de ses différents protagonistes qui endossent tour à tour des habits de bourreaux ou de victimes.

Les choix de Jenny, magistralement incarnée par Adèle Haenel, font écho à la complexité du monde en nous rappelant qu’il y a toujours plusieurs choix possibles et qu’ils engagent notre responsabilité et notre éthique tant personnelle que collective. Les frères Dardenne font ici très subtilement écho à Ken Loach, quand il s’oppose au TINA (there is no alternative) de Margareth Thatcher et de l’économie ultra libérale qui ravage le monde et broie nombre de ses habitant-e-s.

Jenny, chronique d’une doctoresse

Remplaçante dans le cabinet d’un médecin exerçant dans un quartier populaire de Liège, au bord de la Meuse, Jenny s’apprête à s’installer ailleurs, avec des confrères qui louent ses compétences, dans un centre de santé moderne où son travail serait plus rémunérateur et plus serein. Mais Jenny est une femme ordinaire, une femme qui semble issue de la classe moyenne et a choisi de devenir médecin avec, chevillée au corps la passion, de soigner. Son ambition est humaniste et non sociale. Elle n’utilise pas son savoir et ses compétences médicales pour se mettre en surplomb de ses patient-e-s. D’apparence très simple, sans afféterie et toujours disponible, elle partage leur humanité sans faire de bruit. Dans chacune de ses visites ou consultations, elle vise le geste sûr, le bon diagnostic, l’apaisement de sa/son patient-e et de ses proches. Elle soigne d’abord des corps souffrants et non seulement des pathologies, elles les appréhende dans la totalité de ce qui fait leur vie et leurs maladies… Les enfants, les vieux, les sans-papiers, les alcooliques, les démunis, les solitaires… aucun corps ne lui est étranger, les plaies qu’elles soignent sont aussi celles de notre monde, parfois à vif. La figure du médecin traverse toutes les couches de la société et fait lien pour protéger la santé de tou-te-s, sans juger ni condamner. Avec beaucoup d’empathie mais sans céder à ses émotions, Jenny se consacre à préserver la vie partout où elle est appelée.

Alléger la souffrance des autres

Parcourant le quartier nuit et jour, en pianotant sur son mobile pour trouver son chemin, fixer un rendez-vous ou rassurer, elle se rend au domicile des patient-e-s qui l’appellent. Elle connaît leurs dérives, le chômage, la solitude, l’alcool, la drogue, le divorce et bien sûr la maladie dans ce qu’elle a de plus cruel. Elle va décider de renoncer au confort d’un cabinet feutré, où elle aurait sans doute reçu une clientèle plus fortunée, pour accompagner la vie quotidienne de celles/ceux que la société abîme en dévastant parfois leurs conditions de vie, répondre inlassablement à leur appel de détresse, que ce soit ceux de la mère alcoolique qui rentre tard d’un travail pénible, ou ceux du père divorcé qui, lui, commence très tôt, quand ce n’est pas à ceux des enfants livrés à eux-mêmes suite aux conditions de travail de leur parents. Dans une société qui efface la présence humaine au profit de caméras vidéo et de digicodes qui font barrières, elle choisit d’être présente et de prendre sa part de la souffrance des autres, celle qu’elle pourra soulager par son écoute autant que par ses soins.

Ce qui va la faire basculer dans son choix, c’est la culpabilité d’avoir « failli » à son éthique, un soir où fatiguée et énervée après son jeune médecin-stagiaire, elle ne répond pas à un coup de sonnette tardif à la porte du cabinet qui devrait être fermé déjà depuis une heure. Le lendemain matin, la jeune femme qui a sonné sera retrouvée morte après une chute sur le quai de la Meuse, toute proche. Jenny ne l’a pas tuée bien sûr, mais si elle lui avait ouvert sa porte, elle serait probablement encore vivante ! Cette fille inconnue ne semble pas mobiliser beaucoup les policiers chargés de l’enquête, que Jenny va en quelque sorte reprendre à son compte, remontant le fil des événements pour comprendre ce qui s’est passé et surtout découvrir l’identité de cette jeune femme enterrée au carré des indigent-e-s, dans l’indifférence de tou-tes et sans que sa famille ne puisse être prévenue de sa disparition.

Une sublime quête de la fille inconnue

Souvent filmée en gros plan, Jenny est concentrée sur son objectif et ne cherche jamais à nous apitoyer. Maîtresse d’elle-même, elle va partout montrer la photo de l’inconnue et faire face à un réseau de mensonges emmêlés qu’elle va patiemment dénouer. La violence des hommes à l’encontre de la jeune inconnue va lui être révélée petit à petit, une violence banale, ordinaire, qui fait le quotidien de tant de femmes autour de nous, parmi nous…

Aucun de ces hommes à la violence ordinaire à l’encontre des femmes, et de l’inconnue en particulier, ne semble l’avoir tuée, mais ils sont les maillons d’une chaîne qui conduit au pire en nous montrant la dimension systémique de cette violence et l’impossibilité d’en venir à bout en n’en traitant que les conséquences. La violence qu’ils exercent est encouragée ou tolérée. C’est une violence qui se nourrit d’ignorance, de bêtise, d’égoïsme, de pauvreté et de délinquance, mais d’abord du sentiment larvé d’une légitime domination masculine envers les femmes, qui justifie tous les abus. C’est une violence institutionnelle aussi, une violence qui s’épanouit dans un monde où les rapports humains s’ancrent encore le plus souvent dans des rapports de forces. 

Jenny ne juge pas celles/ceux qu’elles rencontre dans sa quête identitaire, elle ne fait la leçon à personne. Pour découvrir l’identité de l’inconnue c’est d’abord jusqu’au bout d’elle-même qu’elle ira. Pour rendre justice à la jeune Félicité morte seule la nuit sur un quai désert, elle met chacun-e face à sa conscience et aux choix qu’elle lui dicte. Que ce soit les protagonistes du film, ou les spectateurs dans la salle !

 Marie-Hélène Le Ny 50-50 magazine 

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