Articles récents \ Chroniques \ Île de France Un monde oublié : le diagnostic vital des femmes

Pour moi, chargée de projet à la Maison des Femmes de St Denis, venir ici, c’est trouver des soignant-e-s compétent-e-s, mais aussi empathiques qui vous demandent quels sont vos symptômes, où ça fait mal, où ça gratte, et veulent savoir ce que vous avez vécu, ce qui vous angoisse, parce que cela aussi fait partie du diagnostic vital des femmes.

La plupart des gens vont voir un médecin avec un idée bien précise de leur problème, j’ai mal là, j’ai mal ici, c’est grave, docteur ? Il paraît donc évident que l’écoute fasse partie intégrante du métier de soignant. Comment soigner si le médecin n’est pas attentif aux informations que partage le patient sur ses symptômes ? Je ne suis pas médecin. Je ne suis pas sage-femme, ni infirmière, ni aide-soignante. Je suis chargée de projet, à la Maison des Femmes, depuis 8 mois. Avant d’arriver à la Maison des Femmes, une consultation médicale, pour moi, consistait à une description de mes symptômes au médecin, suivie d’une analyse de ces symptômes, un traitement et c’est tout. Les consultations gynécologiques n’étaient pas une exception. Une liste de questions sur ma santé, celle de mes parents, aucune sur ma sexualité, un examen rapide, et je repartais ni particulièrement rassurée, ni particulièrement inquiète.

Le 25 Août, je rencontre le Dr Hatem. J’ai entendu parler de la Maison des Femmes et de la particularité de son modèle : trois unités, un planning familial, une unité pour femmes victimes de violences, et une unité dédiée aux mutilations sexuelles féminines. Le centre est ouvert sur la rue et sur l’hôpital, et se décrit comme une structure médico-sociale. Elle accepte que je les aide à gérer différents projets. Mais d’abord, « deux mois d’observation, obligatoires », soutient Mathilde Delespine, la sage-femme coordinatrice.

Deux mois, cela me paraît horriblement long pour observer comment marche une structure. Pourtant, lors de ma première consultation, je comprends que j’aurai besoin de deux ans pour intégrer la complexité d’un tel endroit. Je passe deux mois à suivre conseillères du planning, médecins, sages-femmes, sexologues, en consultations IVG, contraception, excision, violences. Parfois les trois à la fois. Tout ce temps, je sens que cet endroit est particulier, unique, mais je n’arrive pas à identifier exactement ce qui le différencie d’autres centres de santé.

 

La force de la Maison des Femmes est justement celle-là : l’écoute

C’est lors d’une consultation avec une conseillère du planning que je comprends. Elle est en train d’expliquer à une femme comment son IVG va se dérouler, donne des informations relativement factuelles : « d’abord vous allez voir le médecin, ensuite l’anesthésiste, puis vous serez hospitalisée, endormie, cela durera 10 minutes environ, vous ne sentirez rien, et enfin on vous mettra en salle de réveil pour que quelqu’un vienne vous chercher. » Cette conseillère a répété ces mêmes paroles au moins trois fois aujourd’hui, et plus de mille fois au cours de sa carrière. Ce ne sont pas des paroles particulièrement plaisantes, et pourtant une atmosphère extrêmement calme règne dans la pièce. Cette conseillère a une des voix les plus douces que je n’ai jamais entendue. Un ton dans lequel transparaît la bienveillance, la réassurance. Sans jugement, les mots sont choisis.

La patiente, une jeune femme, qui avait l’air si joyeuse en arrivant, fond en larmes. Son choix est fait, elle en est sûre, elle-même ne comprend pas ses larmes. J’observe la conseillère garder le silence. J’ai envie de dire quelque chose, de dire cette phrase si vide de sens « ça va aller ». Je ne comprends pas pourquoi elle ne parle pas, pourquoi elle ne la rassure pas, pourquoi elle ne lui dit pas quelque chose, n’importe quoi. Ce silence me met mal à l’aise. Et puis, tout d’un coup, la patiente se met à parler. A raconter ses pensées, ce qui ne va pas, son copain, sa famille, ses peurs, ses remords, ses angoisses. La conseillère l’écoute, très attentivement: une vraie écoute, comme on en attend d’une amie, d’une parente concernée. Ce moment de silence a laissé l’espace suffisant pour que cette patiente se laisser aller à ses émotions. Je comprends à ce moment-là que la force de la Maison des Femmes est justement celle-là : l’écoute. La véritable écoute attentive, celle qui vous donne envie de vous épancher sur vos problèmes, de vider votre sac, de tout balancer, de s’en débarrasser.

Je comprends qu’ici, la consultation médicale va bien au-delà du soin à proprement parler. Ici, le soin passe par l’écoute. Vous voulez une IVG, une contraception, une réparation d’excision, vous pensez avoir une infection urinaire, vous avez mal pendant les rapports, d’accord. On va s’occuper de vous. Mais, à part ça, comment allez-vous ? Cette phrase, si simple et basique, est un réel catalyseur. Catalyseur de paroles de femmes qui, il me semble depuis mon tabouret au fond de la salle de consultation, n’attendaient que ça, qu’on leur demande comment elles vont. Bien au-delà de l’IVG, ces femmes ont besoin de parler. Et, en venant à la Maison des Femmes, elles trouvent exactement cela : une personne à qui parler. De leur IVG, contraception, infection urinaire, certes, mais pas que.

 

Le dépistage des femmes vulnérables

La Maison des Femmes a été construite sur l’idée que le soin est un point d’entrée absolument crucial dans le dépistage des femmes vulnérables. Ces femmes n’iront pas forcément dans une association pour femmes victimes de violences, ni au commissariat, ou chez le psychologue. Mais une consultation gynécologique est un passage presque obligatoire dans la vie d’une femme. Le concept est simple, et pourtant absolument brillant : si les soignant-e-s que ces femmes trouvent en face d’elles sont formé-e-s au dépistage des violences, ils pourront poser les bonnes questions et ainsi, aller au-delà du soin. Quel intérêt pour le médecin de découvrir qu’une patiente est victime de violences ? La réponse est simple : le soin passe par la connaissance des symptômes. Comment soigner une femme qui se plaint de douleurs pendant les rapports si on ne sait pas qu’elle a été victime d’une agression plus jeune ? La violence fait partie intégrante de ses symptômes. Le silence enlève un élément crucial à la consultation.

J’ai suivi tou-te-s les soignant-e-s de la Maison des Femmes, et à chaque fois j’ai reconnu ce même don pour l’écoute. Cette écoute est présente lorsqu’elles/ils font face à des jeunes femmes qui reviennent pour leur troisième, quatrième, cinquième IVG. Des femmes qui ont raté les quatre rendez-vous qu’on a mis tellement de temps et d’énergie à prendre pour elles, avec l’assistante sociale, le policier, l’avocate. Une jeune fille de 15 ans qui explique qu’elle aimerait beaucoup tomber enceinte, être mère. Avec des patientes qui parlent peu ou pas français, ou à grâce des interprètes ou par un vague langage des signes. Elles écoutent, toujours. Elles questionnent, « pourquoi ? ». Et l’histoire se construit petit à petit, on comprend mieux. Et en comprenant, on peut mieux traiter.

« Je vous crois ». Une phrase si simple, qui est pourtant la première pierre au large édifice de la reconstruction. Une phrase vitale, qui fait la différence dans la vie d’une femme, parce qu’à travers cette phrase, le statut de la victime est reconnu dans ses faits. Et quand le récit d’une femme est reconnu par la personne en face, elle peut elle-même commencer à se reconstruire. « J’ai entendu votre histoire, et je vous crois. » « Vous n’avez rien fait de mal », « ce n’est pas de votre faute » « il n’avait pas à faire ça », des phrases simples, et pourtant si rarement entendues par les femmes victimes de violences. Ce qu’elles entendent, ça donne plutôt « Et vous portiez quoi ce soir-là ? » « Vous étiez seule dans la rue ? » « Mais pourquoi vous n’en avez pas parlé avant ? » « Vous êtes TOUJOURS avec votre conjoint violent ? » « En même temps, si vous l’avez aguiché ». Des mots blessants mais surtout des mots dangereux, parce qu’ils négligent l’événement, empêchent le dialogue, et prônent la culpabilité des victimes. Par ces mots, c’est le statut de victime que l’on remet en question, et la capacité des femmes à raconter leur vécu.

 

Bienveillance et authenticité

Un jour, le Dr Hatem m’appelle, « tu peux venir chercher une patiente que je vois en gynéco et lui prendre un rendez-vous avec Estelle et Mr Hertzel ? » Estelle, c’est notre sage-femme spécialisée dans l’inceste. Mr Hertzel, c’est notre policier qui fait des permanences une fois par semaine à la Maison des Femmes. Je vais dans le cabinet du Dr Hatem, la femme, âgée d’une quarantaine d’années, est en larmes. Je l’accompagne à la Maison des Femmes, et sur le chemin, elle s’excuse, me dit qu’elle ne comprend pas ce qui lui arrive, et m’explique « j’étais juste venue pour un kyste … Je n’ai jamais rien dit à personne avant. Je ne sais pas comment elle a su, c’est fou, je venais juste pour un kyste, comment a-t-elle su ? » Je ne sais pas comment elle a su, sûrement 30 ans de métier, mais aussi l’écoute, toujours l’écoute, qui permet au soignant de si bien observer son patient, de mieux analyser la situation.

C’est donc ça, la force de la Maison des Femmes : l’écoute attentive et minutieuse, l’écoute bienveillante et authentique, que les femmes perçoivent et ressentent en arrivant en consultation. Une patiente dit un jour au médecin, « Je suis allée en ville dans un cabinet pour mon IVG médicamenteuse, le médecin a posé une pilule sur la table, m’a demandé de l’avaler, et m’a dit d’en prendre quatre autres quelques jours plus tard. Je n’ai pas tout compris, je n’ai pas osé poser de questions, je suis partie sans prendre le médicament, et je suis venue ici». 

Venir ici, c’est trouver des soignant-e-s compétent-e-s, mais aussi empathiques qui vous demandent quels sont vos symptômes, où ça fait mal, où ça gratte, et veulent savoir ce que vous avez vécu, ce qui vous angoisse, parce que, cela aussi fait partie du diagnostic vital des femmes.

 

Violette Perrotte chargée de projet, à la Maison des Femmes de St Denis

print