Articles récents \ France \ Société Armando Cote :  « la honte nourrit l’invisibilité »

Le Centre Primo Levi a récemment consacré deux jours de formation à l’accompagnement des «femmes enceintes, mères et bébés en errance» pour assister salarié-e-s ou bénévoles qui travaillent avec les refugiées. Armando Cote, psychologue, clinicien et psychanalyste, un des formateurs du Centre en charge de cette formation, constate que dans la plupart des lieux recevant les femmes refugiées, leur santé mentale n’est pas prise en compte.

En quoi la question de la visibilité des femmes dans leur prise en charge est-elle cruciale ?

Lorsque nous abordons les questions de torture et de violence nous constatons la honte qui en résulte, ce que nous appelons nous «clinique de la honte.» La honte nourrit l’invisibilité. C’est un produit propre à la violence politique que les femmes ont vécu. De plus la honte se transmet d’une génération à une autre.

Dans la torture ce qui est recherché, c’est que le sujet soit exclu et que tous les liens sociaux soient mis à l’écart. Par exemple, l’étoile jaune pendant la deuxième guerre mondiale a rompu les liens sociaux et a induit la honte.

Lors de la formation, nous avons abordé les questions de visibilité et d’invisibilité. Dans le contexte d’invisibilité des femmes il faut souligner que c’est avec la grossesse que les femmes deviennent visibles. La femme est prise en charge non parce qu’elle est une future mère, mais parce qu’elle porte un enfant.

Cette situation est inscrite dans le concept de biopolitique développé par Foucault, nous parlons alors de bio légitimité vis-à-vis de l’Etat. Son corps est précieux pour l’Etat et le psychisme de la femme disparaît. Cette invisibilité est un produit propre de la violence politique vécue et qui produit de la honte.

Pendant la grossesse, les femmes bénéficient d’un suivi médical mais elles ont de grandes difficultés à se déplacer pour aller à la PMI, par exemple, car elles n’ont pas d’argent. Parfois elles habitent dans un hôtel ou elles sont sans domicile fixe. Mais elles veulent garder la PMI comme lieu de ressources. Alors, pour ces femmes presque invisibles, la PMI devient la maison où elles établissent un lien social qu’elles n’avaient pas avant et qui devient très important. Il y a des PMI qui ont des groupes de parole. Les professionnel-le-s font des formations pour aider ces personnes. Ce sont des choses qui n’existaient pas avant.

Tout le monde va à la PMI et donc en étant avec d’autres femmes le lien social peut se recréer. Les femmes qui ont été victimes ne doivent pas être que victimes.

 

Quels problèmes avez vous abordé dans cette formation?

Nous avions 12 personnes dans cette formation, ce qui est déjà beaucoup, des sages-femmes, une directrice d’un foyer maternel qui accueille beaucoup d’immigrées, des personnes de province aussi.

Un gros souci que nous avons évoqué est la question de la langue. C’est une catastrophe ! En général, les aides travaillent avec les francophones et les anglophones. Actuellement nous avons deux femmes d’origine Tamul pour qui nous ne trouvons aucun endroit qui puisse les prendre en charge. 

Primo Levi existe aujourd’hui parce que nous travaillons avec 22 ou 23 langues différentes, c’est notre point fort mais cela devrait exister un peu partout.

C’est un souci que beaucoup de personnes participantes à la formation ont exprimé. A Strasbourg l’association Paroles sans frontières a réussi à faire investir la commune dans des interprètes professionnel-le-s. De plus, cette association forme des médecins, des psychiatres, etc. pour qu’elles/ils apprennent à accueillir avec des interprètes car c’est un travail particulier. 

Le Centre Primo Levi a produit un rapport sur le manque de compréhension et le manque d’interprètes au Cour nationale du droit d’asile (CNDA). Les agents de la CNDA ne se rendent pas compte des difficultés qu’ont ces femmes, rescapées de violences politiques, à s’exprimer dans le temps court qui leur est imparti. Parfois les personnes demandeuses d’asile sont assez francophones pour comprendre que l’on n’interprète pas bien ce qui est dit et ce qui crée des malentendus. A la suite de ce rapport, les responsables du CNDA nous ont invités car elles/ils étaient choqué-e-s. Un de nos collègues a fait une conférence sur ce sujet et la salle était pleine d’agents du CNDA. 

Mais imaginez-vous dans un hôpital quand il n’y a pas d’interprète. Nos patientes arrivent avec des dossiers, des ordonnances, des suivis d’examens et elles n’ont absolument rien compris. Elles traînent les mêmes symptômes depuis deux ans et ont vu une dizaine de médecins. C’est une perte de temps et d’argent.

Les conséquences pour les femmes sont graves.

 

Comment les femmes arrivent-elles à Primo Levi ?

A Primo Levi, nous ne recevons pas de primo arrivantes. Elles viennent par la PMI ou l’hôpital, parfois elles ont été prises en charge par des réseaux communautaires du fait que l’asile politique n’a pas été traité correctement et là c’est pire.

Il y a beaucoup de femmes congolaises qui finissent femmes de ménage dans des familles de réfugiés statutaires, et parfois la seule façon de s’échapper est d’être enceintes pour être mises à la porte. Parfois elles subissent des années d’esclavage moderne. Actuellement, nous avons trois cas comme cela envoyés par la PMI et ce sont de vraies histoires traumatiques.

Nous avons des cas où le commissariat n’a pas voulu savoir ce qui s’était passé ; nous l’avons-nous-même constaté quand les policiers nous ont envoyé balader. C’était à Saint Denis. Ces femmes sont considérées comme folles, mais pas en souffrance. La police ne fait rien pour les comprendre et les protéger. Ces femmes n’ont aucun recours si la police ne joue pas son rôle.

La PMI fait ce qu’elle peut. La PMI c’est le temps de la grossesse. Une fois qu’elles ont accouché se pose la question de l’enfant. Souvent pour les sans papier c’est la pouponnière, donc c’est une séparation, sinon elles retournent dans la communauté et on n’en entend plus parler d’elles.

Il y a un silence énorme sur ces violences qui se produisent ici en France. 

Nous avions des participant-e-s de province, elles/ils ont constaté que les mêmes problèmes existaient en région parisienne, la même souffrance, le même isolement, les silences. C’est une difficulté en France de proposer quelque chose de cohérent à tous les niveaux. C’était important pour les personnes présentes à la formation de se rendre compte qu’à Paris ou en région c’était la même galère.

 

Est-ce que les conditions d’accueil pour ces femmes s’aggravent ?

Nous avons observé une évolution négative depuis une quinzaine d’années. On voit des femmes avec des bébés qui sont à la rue. A Bogota d’où je suis d’accord, mais à Paris…. Nous avons insisté sur la nécessité de faire pression au niveau local et d’informer y compris les fonctionnaires de l’Etat.

Nos participant-e-s nous ont signalé que les directrices/directeurs de centres hospitaliers ou autres ne sont aujourd’hui que des administratrices/ administrateurs. Il est toujours plus compliqué de les sensibiliser.

En fait la formation va au-delà d’une simple formation, il s’agit de réfléchir ensemble et de continuer à communiquer pour créer un réseau. Il ne faut pas se taire, on voit la souffrance on doit la voir ensemble car personne n’a la réponse.

Chaque parcours de femme a une histoire. Nous avons beaucoup de femmes engagées, journalistes etc. de pays comme l’Iran ou des Kurdes. Elles parlent de façon plus ouverte. Les femmes qui sont plus engagées politiquement ont une expression plus affirmée et cela change le ton. En revanche les femmes qui ont subi les tortures sans engagement politique de leur part, comme les Tchétchènes, elles ressentent la violence pour la violence. C’est une autre cruauté. Les femmes deviennent armes de guerre et nous observons chez elles une grande difficulté à prendre la parole.

Aujourd’hui tous les professionnel-le-s sont confronté-e-s à des situations  terribles liées à des causes politiques. 

Propos recueillis par Brigitte 50-50 magazine

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