Articles récents \ DÉBATS \ Contributions Henri Bastos : «la santé des femmes se joue aussi au travail»

Le 22 novembre 2018 au ministère de la Transition Écologique et Solidaire, la branche française de Women Engage for a Common Future (WECF) France a fêté ses 10 ans d’existence au moment où nos avenirs s’assombrissent. Le travail de WECF fait le lien entre santé, et en particulier la santé des femmes et des plus vulnérables, et le changement climatique. WECF convoque le monde politique, les pouvoirs publics nationaux et internationaux pour les inciter à prendre les mesures nécessaires pour créer un environnement qui protège la santé humaine. Cet anniversaire a été l’occasion d’une journée de tables rondes avec de nombreux.ses intervenant.es de haut niveau, chercheur.ses, universitaires, représentant.es d’agences françaises européennes et internationales, élu.es. Il s’agissait de faire les constats et de dégager les voies d’action pour répondre aux enjeux vitaux qui se posent à notre humanité. Henri Bastos, adjoint au directeur de l’évaluation des risques en charge de la thématique Santé-Travail (Anses), a présenté les études réalisées sur les conditions de travail des femmes et l’impact sur leur santé, notamment par l’exposition à des substances dangereuses.

Selon l’enquête “Emploi“ de l’INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques) au cours des 10 dernières années, le taux d’activité des femmes a fortement augmenté, sa progression étant près de 10 fois supérieure à celle des hommes.

La dernière enquête européenne sur les conditions de travail de la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail montre qu’en 10 ans, le taux d’emploi des femmes a progressé de 4 points pour atteindre 60%, taux qui reste cependant inférieur de 11 points à celui des hommes.

En parallèle, les inégalités entre les hommes et les femmes, déjà visibles en d’autres sphères, persistent dans l’emploi puisque les contrats à durée déterminée, l’intérim ou le temps partiel sont plus répandus chez les femmes.

Par ailleurs, la répartition des emplois selon le secteur d’activité varie fortement entre les femmes et les hommes et reste encore très genrée. Moins de 2% des femmes travaillent dans le secteur de l’agriculture, ou de la construction, contre respectivement 3,7% et 11% des hommes. À l’inverse, les femmes sont nettement plus représentées dans le secteur tertiaire notamment celui de l’administration publique, l’enseignement, la santé humaine et l’action sociale. Quelle que soit sa nature, la ségrégation professionnelle a des conséquences sur l’exposition professionnelle aux facteurs de risque et donc à leurs effets sur la santé.

Les principales expositions caractéristiques des femmes salariées en France

L’enquête “SUMER” pour Surveillance médicale des salarié.es aux risques professionnels, est une enquête qui permet de décrire les expositions des salariés aux principaux risques professionnels. Elle est réalisée par la Direction de l’animation, de la recherche, des études et des statistiques et par la Direction générale du travail via l’Inspection médicale du travail.

Cette enquête a déjà été réalisée à 4 reprises en 1994, en 2002-2003, en 2009-2010 et dernièrement en 2016-2017, et permet ainsi de suivre globalement les expositions au fil du temps, d’évaluer les effets des politiques de prévention et d’observer l’émergence de nouveaux risques. Les résultats de l’enquête 2009-2010 servent de base à ce qui suit.

L’enquête a été menée auprès d’un échantillon d’environ 48 000 salarié.es «représentatives/representatifs» de près de 90% de l’ensemble des salarié.es. Deux questionnaires sont remplis le même jour. Un questionnaire, rempli par le médecin du travail lors d’un entretien en face à face avec le/la salarié.e qui permet au médecin de porter un avis d’expert sur les expositions. Ce questionnaire documente les nuisances chimiques, physiques, biologiques, les contraintes organisationnelles (par exemple le travail de nuit) ainsi que les pratiques de prévention la semaine précédant l’entretien. Et donc un autre auto-questionnaire permettant d’appréhender les risques psychosociaux et de de recueillir le plus fidèlement possible la perception que le/la salarié.e a de son travail.

En ce qui concerne, les femmes, on observe qu’elles sont plutôt concernées par le fait d’être obligées d’interrompre une tâche pour répondre à une demande extérieure immédiate ou d’être obligées de se dépêcher, d’être en contact avec le public et de devoir gérer plusieurs situations urgentes simultanément. Elles sont plus exposées que les hommes aux gestes répétitifs à cadence élevée, au travail sur écran plus de 20 h par semaine, elles sont deux fois plus exposées que les hommes aux agents biologiques, du fait notamment de leur grande représentation dans le personnel de soins et d’aide à la personne.

Cependant, les femmes sont moins exposées que les hommes à des bruits supérieurs à 85db et sont également moins souvent concernées par le travail de nuit, les contraintes de rythme industriel, les contraintes physiques et de manutention de charges lourdes.

S’agissant des risques psychosociaux, l’analyse des données montre également des différences selon le sexe. Ainsi, la demande psychologique est légèrement supérieure chez les femmes. Elles ont beaucoup moins de marge de manœuvre que les hommes, ce qui favorise le risque de “job strain”, une situation à risque pour la santé, où les marges de manœuvre individuelles ne permettent pas aux salariées de faire face aux exigences qu’elles ressentent dans leur travail. Ce risque concerne plus particulièrement les ouvrières et employées et moins les femmes cadres, qui bénéficient d’une meilleure latitude décisionnelle.

S’agissant de la confrontation à des comportements hostiles, qui concernent presque un quart de l’ensemble des travailleurs, les femmes disent légèrement plus souvent que les hommes avoir des informations insuffisantes et manquer d’entraide ou être l’objet de comportements méprisants. Il faut savoir que les comportements hostiles ont une influence sur l’absentéisme puisque les salarié.es qui s’en plaignent sont plus nombreuses/eux à s’être arrêté.es au moins 5 jours de suite pour ce motif au cours de l’année précédente.

Ce que nous apprend l’enquête Sumer quant au risque chimique on constate que les femmes sont en général moins exposées que les hommes. Elles sont un peu moins fréquemment exposées à au moins un agent chimique (35 % pour les hommes contre 26 % pour les femmes) et près de 2 fois moins à au moins 3 agents chimiques. Plusieurs métiers à forte représentation féminine comme les coiffeuses/esthéticiennes, les aides à domicile, les aides ménagères, les agentes d’entretien ou les infirmières sont très concernées par les risques chimiques puisqu’on les retrouve parmi les quinze métiers les plus exposés à des agents chimiques (homme et femmes confondus).

Sur la base des mêmes données, une analyse récente de Santé Publique France destinée à fournir des indicateurs d’exposition à un ensemble de cancérogènes, chimiques ou non, c’est 4 à dire incluant également le travail de nuit ou les rayonnements ionisants, a mis en évidence une exposition et une multi-exposition assez fréquentes des salarié.es à ces nuisances cancérogènes en France. Si elle concerne particulièrement les hommes, les femmes sont aussi concernées. Les profils de ces multi-expositions sont différents entre les hommes et les femmes et peuvent s’expliquer en partie par le niveau de ségrégation professionnelle, ce qui est confirmé par d’autres études scientifiques.

Des nuisances cancérogènes

Ainsi, parmi les nuisances cancérogènes les plus fréquentes chez les femmes, on retrouve les secteurs ou professions telles que :

– Les infirmières et sages-femmes qui sont les plus fréquemment exposées à au moins une nuisance cancérogène tous types confondus. Cette exposition est le plus souvent due au travail de nuit, viennent ensuite les cancérogène chimique (essentiellement des agents cytostatiques) ou les rayonnements ionisants. On constate la même tendance parmi les 86 000 aides-soignantes.

– On note une exposition peu fréquente des agentes d’entretien (moins de 5% d’entre elles), mais compte tenu de leur effectif important, le nombre de femmes exposées à au moins une nuisance cancérogène représentait environ 37 000 personnes. Cette exposition était principalement due à des cancérogènes chimiques et au travail de nuit.

– Dans l’industrie de process (35 000 femmes exposées), l’exposition des techniciennes et agentes de maîtrise à au moins un agent cancérogène était principalement d’origine chimique (80%), due en particulier aux hydrocarbures aromatiques halogénés, au formaldéhyde et aux amines aromatiques. La multi-exposition concernait 40% des techniciennes exposées. L’exposition des ouvrières non qualifiées résultait principalement du travail de nuit.

– Enfin les coiffeuses et esthéticiennes sont les salariées les plus fréquemment exposées à au moins un cancérogène chimique, parmi lesquelles près d’un tiers avaient une double exposition (on trouve principalement des amines aromatiques, du formaldéhyde et des hydrocarbures aromatiques halogénés).

S’agissant de ces données, il faut rappeler que l’exposition des salarié.es concerne la dernière semaine travaillée, ce qui sous-évalue le nombre de salarié.es dont les expositions sont liées à des activités ponctuelles ou irrégulières. Par ailleurs la liste des cancérogènes étudiés n’est pas exhaustive puisque les indicateurs ont été définis ici à partir de 26 nuisances cancérogènes alors qu’il en existe plus de 200 identifiées par le CIRC par exemple.

Si les enquêtes statistiques sur les expositions, comme Sumer, permettent de pointer des priorités, des tendances, des émergences, elles ne suffisent pas à combler le déficit de connaissances sur les expositions qui expliquent, en partie, la sous-estimation de l’incidence des cancers professionnels chez les femmes.

Dans son dernier rapport sur les risques émergents et les nouvelles tendances dans le domaine de la santé et de la sécurité des femmes au travail, l’Agence Européenne pour la santé et la sécurité au travail, constatait que l’exposition aux substances dangereuses restait encore sous-évaluée.

L’enjeu principal est donc d’améliorer les connaissances que l’on a des facteurs de risques auxquels les femmes sont exposées ou ont été exposées au cours de leur activité professionnelle afin d’évaluer leur implication dans l’apparition de cancers ou d’autres pathologies.

Des centaines de substances dangereuses

Pour illustrer la nécessité des travaux de documentation des expositions et des risques on peut évoquer les grandes lignes de l’expertise de l’Anses publiée en 2017 sur l’évaluation des risques pour la santé des professionnels exposés aux produits utilisés dans les activités de soin et de décoration de l’ongle. Ces soins connaissent un développement important. Il s’agit de la pose de vernis classique ou semi-permanent, de manucure, de pose de faux ongles à l’aide de gels ou des résines, ou de techniques de décoration (« nail art »). Ces activités sont réalisées par des prothésistes ongulaires et des esthéticiennes, composées très majoritairement de femmes, à 98% ! Ces professionnelles peuvent être salariées ou indépendantes, exerçant dans des locaux dédiés ou au domicile des client(e)s.

L’analyse des données disponibles a permis d’identifier environ 700 substances présentes dans la composition des produits utilisés ou dans les atmosphères de travail. 60 de ces 700 substances ont été jugées très préoccupantes soit parce qu’elles étaient cancérigènes, mutagènes et toxiques (CMR), sensibilisantes ou bien inscrites sur une liste de substances considérées comme perturbateurs endocriniens potentiels. La campagne de mesures qui a été réalisée a également mis en évidence la présence de composés organiques volatils dans l’air, dont certains sont des agents CMR et neurotoxiques. Jusqu’à 42 composés volatils ont pu être identifiés dans un même local de travail. Les concentrations de ces composés pris individuellement sont faibles, comparées à celles généralement mesurées sur des sites industriels mais peuvent être fortes si on les compare à celles mesurées dans les logements et dans l’air extérieur. Les travailleuses de ce secteur sont aussi exposées à des particules provenant d’opérations de ponçage de l’ongle et des résines. Ces informations illustrent bien la question centrale de l’exposition à des cocktails chimiques mais aussi de la poly-exposition. En effet ces professionnelles du soin de l’ongle sont sujettes, dans le cadre de leur activité, à de fortes contraintes posturales pouvant conduire à l’apparition de troubles musculo-squelettiques.

Par ailleurs, les mesures de protection pour la prévention du risque chimique telles que la ventilation générale, la ventilation localisée de type table aspirante, le port de gants et de masques de protection contre les poussières, sont peu mises en œuvre.

On voit bien l’intérêt de mener des travaux de documentation et d’évaluation des risques par secteur d’activité, par type de métier, pour produire de la connaissance qui pourra en retour améliorer la prévention et permettre un meilleur accès à la réparation des maladies liées au travail, en particulier pour les femmes.

Enfin, dans ce rapport un signalement important a été émis et il a fait l’objet de recommandations. En effet, le règlement cosmétique prévoit que les produits doivent être sans risques pour l’utilisateur final, que ce soit un consommateur ou un professionnel. Ainsi la présence de substances CMR dans les produits cosmétiques est interdite, sauf si un certain nombre de conditions sont remplies. Parmi celles-ci il faut un avis favorable du Comité scientifique européen pour la sécurité des consommateurs qui siège auprès de la Direction générale de Santé de la Commission européenne. A ce jour, les expositions professionnelles ne sont pas prises en compte dans le cadre des évaluations de la sécurité chimique des produits cosmétiques réalisées par ce comité. Ce constat se suffit à lui-même pour illustrer l’invisibilité, parfois réglementaire, mais également institutionnelle qu’ont à subir en général les travailleuses/travailleurs et principalement les femmes dans un certain nombre de secteurs d’activité.

 

Henri Bastos Adjoint au directeur des l’évaluation des risques, en charge de la santé au travail de l’Anses

 

 

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