DOSSIERS \ Après #metoo, avons-nous plus d'alliés pro-féministes ? Francis Dupuis-Déri : « être proféministe doit comporter des coûts, et pas seulement des avantages »

Francis Dupuis-Déri, enseigne en science politique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) , Mélissa Blais est professeure de sociologie au département de sciences sociales à l’Université du Québec en Outaouais (UQO). Tous deux sont membres du Réseau québécois en études féministes (RéQEF). Pratiquer le « disempowerment » pour que les femmes ne soient pas invisibilisées, c’est ce que fait Francis Dupuis-Déri qui a refusé de s’exprimer seul sur des questions qu’il a travaillées avec sa collègue Mélissa Blais qu’il estime être parfois plus experte que lui sur les questions abordées. Il dit : «  Nous essayons de travailler sur un pied d’égalité, mais je continue de bénéficier de privilèges masculins. » 50-50 Magazine a respecté leur vœu de s’exprimer en duo.

Parlez-nous de votre parcours, votre métier.

Francis Dupuis-Déri : Je suis né à Montréal en 1966 dans une famille conventionnelle où ma mère s’occupait de tout, en plus d’être infirmière. J’ai une formation en science politique et une expérience militante dans des groupes de sensibilité anarchiste, entre autres antiracistes et anticapitalistes. J’y ai apprivoisé la démocratie directe, l’alternance des tours de parole entre femmes et hommes et le respect de la non-mixité entre femmes. Vers 1995, j’ai commencé à écrire sur le féminisme au masculin et à critiquer le « masculinisme », cette forme d’antiféminisme qui dépeint les hommes en crise à cause des femmes et des féministes. J’ai rencontré Mélissa Blais en 2004 en m’engageant dans la Coalition anti masculiniste, mise sur pied pour contester le congrès Paroles d’hommes, organisé par des antiféministes notoires. Depuis 2006, je suis professeur en science politique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et j’y ai créé un cours sur l’antiféminisme.

Mélissa Blais : Tout comme Francis, j’ai grandi dans une famille où régnait une division sexuelle du travail, ce qui a influencé ma trajectoire féministe. Voyant ma mère responsable de l’essentiel des soins en plus de son emploi, j’ai rapidement ressenti une injustice. Mon frère cadet avait beaucoup plus de liberté que moi, ce qui a stimulé mon sentiment d’injustice. Un évènement m’a particulièrement marqué, à 11 ans environ, ma mère m’a dit, d’un ton solennel : « Ne sois jamais dépendante d’un homme. » Mon identité féministe s’est confirmée dans le mouvement étudiant à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). J’y ai perçu un décalage entre les idéaux des « bons gars » de gauche et leurs comportements. J’ai lu un premier texte féministe qui a mis des mots sur les émotions qui m’habitaient alors : colère et sentiment d’injustice. J’ai poursuivi des études en histoire et en sociologie, avec concentration en études féministes. Je rédigeais mon mémoire sur la réception médiatique du meurtre de 14 femmes à l’École polytechnique de Montréal, le 6 décembre 1989, commis au nom de l’antiféminisme (publié sous forme de livre : « J’haïs les féministes ! » Le 6 décembre 1989 et ses suites, Remue-ménage, 2009) quand j’ai participé à la mise sur pied de la Coalition antimasculiniste, avec des féministes de collectifs non-mixtes. J’y ai rencontré Francis et nous formons depuis à la fois un couple et un duo d’écriture sur l’antiféminisme, avec des ouvrages collectifs comme Le mouvement masculiniste au Québec : L’antiféminisme démasqué, sorti en 2008 et Antiféminismes et masculinismes d’hier et d’aujourd’hui, publié en 2019, codirigé avec l’historienne Christine Bard.

Quelles sont les actions au quotidien qui peuvent équilibrer les rôles entre femmes et hommes ?

Francis Dupuis-Déri : Même si je me déclare proféministe, il ne faut pas croire que je suis « parfait », en terme de tâches domestiques, par exemple. Néanmoins, j’espère pratiquer le « disempowerment », un concept développé après avoir assisté à un atelier du collectif Les Sorcières, au Salon du livre anarchiste de Montréal, je me permets de renvoyer à mon Petit guide du « disempowerment » pour homme proféministe

Je m’inspire aussi des réflexions d’activistes autochtones et du mouvement africain-américain, au sujet d’alliances à l’extérieur de leurs communautés. Dans nos sociétés, les femmes doivent miser sur l’empowerment, le développement individuel et collectif de leur pouvoir d’agir. Les hommes proféministes devraient plutôt réduire leur pouvoir face aux femmes et aux féministes. Cela signifie de considérer la lutte féministe comme la leur, pas la nôtre, car elles sont les premières victimes du patriarcat et nous en bénéficions, que nous le voulions ou non. Nous devons être des auxiliaires et des complices, à leur écoute, et admettre que nos interventions proféministes peuvent avoir des effets négatifs pour certaines féministes, malgré nos bonnes intentions. Nous devons donc accepter les critiques, plutôt que de nous justifier en contre-attaquant. Il est préférable de discuter avec des féministes avant d’agir, car notre « idée géniale » est souvent banale et contreproductive. Nous devons briser la solidarité masculine et rompre avec des hommes, amis, camarades, collègues, aux paroles et comportements inacceptables. Bref, être proféministe doit comporter des coûts, et pas seulement des avantages, comme des remerciements et félicitations de féministes et, possiblement, tant d’invitations des médias. Nous devons éviter de nous accaparer la tribune. Il est souvent préférable de rester silencieux pour écouter les femmes, surtout lorsqu’il est question des violences masculines.

Comment décririez-vous les effets du patriarcat dans votre collaboration sur des bases féministes ?

Mélissa Blais : Pour moi, nos rapports avec les médias démontrent la persistance des dynamiques patriarcales, puisque Francis reçoit des invitations des médias bien plus souvent que d’autres femmes féministes, moi y compris, pour expliquer son engagement et présenter son expertise. Et on prétend chaque fois que c’est très original de permettre à des hommes de s’exprimer sur ces questions.

Francis Dupuis-Déri : En effet, j’ai été sollicité pour parler de tant de sujets sur lesquels je n’ai pas écrit une ligne : l’avenir du féminisme, les femmes en politique, la non-mixité féminine, les sports féminins, le métier de secrétaire et même le « plafond de verre », douce ironie !. Lorsque je refuse de telles invitations et propose des expertes, on m’explique qu’il serait plus intéressant d’entendre un homme sur ces sujets. On me demande même mon avis sur des thèmes d’expertise de Mélissa, les violences contre les femmes et l’attentat antiféministe du 6 décembre, alors qu’on ne lui demande jamais d’intervenir sur des sujets dont je suis spécialiste. Il y a donc un avantage à être un homme proféministe, même lorsque les médias s’intéressent aux femmes, et c’est très problématique.

Mélissa Blais : C’est notamment la raison de ma participation à cet entretien ! Francis voulait s’assurer qu’il ne s’agirait pas d’un énième dossier sur les hommes et le féminisme, sans qu’aucune femme n’ait la parole. Au fil du temps, nous avons développé des stratégies pour que Francis ne récolte pas tout le crédit de notre travail commun. Lors de la sortie du livre Le mouvement masculiniste, par exemple, nous avons convenu que Francis refuserait d’intervenir seul dans les médias, sans qu’au moins une contributrice au livre ait aussi le micro. Un animateur radio très populaire a « enguirlandé » une de nos éditrices qui l’informait de cette décision, et il a préféré consacrer une émission entière à critiquer l’ouvrage sans nous, plutôt que d’inviter une femme. Même des féministes parlent « du livre de Francis Dupuis-Déri » : c’est ce qui met le plus en colère… De façon plus subtile, on présente la direction de l’ouvrage en inversant l’ordre alphabétique (Dupuis-Déri avant Blais…) que nous avions respecté, pour éviter mon invisibilisation et bien indiquer que le travail a été effectué à part égale.

Francis Dupuis-Déri : Ce que souligne Mélissa démontre la difficulté de pratiquer le disempowerment, en raison des normes et contraintes sociales. Nous essayons de travailler sur un pied d’égalité, mais je continue de bénéficier de privilèges masculins. Pourtant, Mélissa a complété un mémoire de maîtrise, une thèse de doctorat et un stage postdoctoral en études féministes, alors que je ne suis qu’un autodidacte du féminisme… Je suis aussi plus âgé que Mélissa et donc plus avancé dans ma carrière universitaire, ce qui est typique des couples hétérosexuels et constitue un autre avantage pour l’homme. Se dire « proféministe » n’est donc pas une formule magique qui fait disparaître les inégalités et nos privilèges face aux féministes, que ce soit en couple, dans le militantisme, au travail et dans les médias.

Propos recueillis par Roselyne Segalen

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