Non classé Ni diaboliser, ni banaliser le FN, donner l’antidote

Entretien paru dans Clara-magazine n° 126 de juillet 2011 sous le titre : «Ni diaboliser, ni banaliser le FN, donner l’antidote.»

Depuis 15 ans, Caroline Fourest et Fiammetta Venner mènent un travail minutieux et précieux pour démasquer tous les extrémismes, des sentiers de l’intégrisme religieux à ceux de la droite populiste anti-Islam. Dans leur dernière enquête sur le phénomène Marine Le Pen, elles ne « lâchent rien ». Entretien croisé.

Dans un contexte de dédiabolisation du FN, pourquoi une biographie de Marine Le pen ?

Caroline Fourest : A la base nous enquêtons sur toutes les extrêmes droites, qu’elles soient intégristes ou nationalistes. Travailler sur Marine Le Pen devenait une évidence, après avoir travaillé sur des personnages comme Christine Boutin ou Tariq Ramadan. Les islamistes sont une forme d’extrême droite. Il était important que ceux qui ont tenu tête aux islamistes, à gauche, tiennent aussi tête au Front national de Marine Le Pen. On continue donc notre travail, avec le sentiment de devoir faire preuve de plus de pédagogie. Ne pas se contenter d’une posture antifasciste, mais travailler pour traquer les non-dits et les arrangements avec la vérité. C’est notre manière d’être utiles au combat pour la laïcité, l’égalité et la République.

Fiammetta Venner : Ce n’est pas seulement une posture militante. Nous essayons de parler aux non convaincus, aux gens qui de bonne foi pourraient voter Marine Le Pen, en pensant qu’elle est très différente de son père. Qu’ils fassent leur choix en toute connaissance de cause.

Le livre s’adresse à la jeunesse ?

FV : La jeunesse est l’une des cibles privilégiées de Marine Le Pen. Et elle ne connaît souvent pas grand chose à ce qu’a été le FN pendant des années. Nous étions dans les années 80-90 de jeunes militantes antiracistes. Nous menions contre le FN des combats devenus inefficaces. Les jeunes qui voteront FN ou seront candidat-es en 2012, telle Vénussia Myrtil (1), sont nés en 1989. Il faut leur expliquer les luttes antiracistes d’avant le 21 avril 2002. Mais pas seulement. Le FN a changé de visage, il faut changer de tactique.

Cette stratégie c’est « ni banaliser, ni diaboliser » ?

FV : Jean Marie Le Pen menait déjà une démarche de banalisation des idées de l’extrême droite. Quand on regarde Libé ou Le Figaro, l’extrême droite des années 70, c’est les néo-nazis, les attentats de l’OAS. A côté, le FN défend incontestablement ses idées de façon plus policée. Sa fille poursuit dans cette voie.

CF : Avec Marine Le Pen, on ne peut pas construire une digue contre les idées du FN en misant sur l’antipathie ou ses excès. Elle a recentré son propos sur le social, en déguisant le discours nationaliste avec des arguments républicains. Ce qui a le mérite d’élargir son électorat. Mais il y a aussi des moteurs plus personnels. Toute sa vie, elle a souffert de s’appeler Le Pen. Du coup, elle sait déstabiliser ceux qui croient interroger le diable. Ce livre, c’est aussi l’antidote à son autobiographie, écrite pour toucher tous ceux qui vont culpabiliser en lisant qu’elle a souffert des attaques dues à son nom (2).

La droite dédramatise son discours. Existe-t-il des ponts réels entre l’UMP et le FN?

FV : Le FN n’a aucun intérêt à s’allier avec la droite classique. Il peut y avoir des pactes temporaires, des désistements électoraux mais pas d’alliance nationale. Le but de marine Le Pen n’est pas de devenir ministre dans un gouvernement de droite. Elle veut être présidente et croit en son destin. Le FN a fait un pas vers la gauche, et la droite a fait un gros pas vers le FN. C’est une situation inédite qui rend le succès du FN terriblement possible.

CF : Nicolas Sarkozy a démantelé le socle républicain et décomplexé ceux qui pourraient voter FN. Patrick Buisson (3), ce journaliste qui vient de Minute, cerveau droit de Nicolas Sarkozy, lui a donné les mots, les slogans du FN pour récupérer son électorat. Marine Le Pen le dit elle-même : il a donné les « clefs du coffre ». Il faut reconstruire la digue.

Et la gauche dans tout ça ?

CF : La droite a cassé le rempart des valeurs républicaines et la gauche a parfois donné le sentiment d’abandonner les valeurs d’émancipation. Quand elle hésite à défendre la laïcité, par peur d’encourager le sentiment antimusulman, elle se trompe, c’est exactement l’inverse. Tant qu’il y aura des progressistes, féministes et laïques pour défendre la laïcité, il n’y aura pas de place pour l’OPA du FN sur ces questions.

FV : Au niveau européen, dans les pays où la gauche a cédé, le multiculturalisme a privilégié la religion comme liberté première, passant avant toutes les autres. La gauche a régressé et la droite populiste anti-islam a fait de bons scores.

CF : Il faut avoir le courage de priver le FN de toute utilité. Quand Marine Le Pen s’attaque aux prières dans la rue, le premier réflexe ne doit pas être de vouloir mettre de l’argent public dans les mosquées… mais de renforcer l’Etat-protecteur pour que les croyants aient plus d’argent pour se cotiser s’ils souhaitent investir dans la religion, sans les privilégier par rapport aux athées et aux agnostiques.

Quelle solution proposer ?

CF : La solution n’est pas celle de Nicolas Sarkozy : abattre l’article 2 de la loi de 1905 pour financer des lieux de culte. Une association, même cultuelle, ne peut contraindre des riverains à passer dans une autre rue à l’heure des prières. Aucune autre association n’oserait le faire. Pro-choix avait alerté la mairie de Paris pour qu’elle intervienne depuis longtemps. Les riverains sont ulcérés et il était évident que le FN allait s’en saisir. Rien n’a été fait. Le Bloc identitaire et Riposte laïque s’en sont mêlés. On a été les premières à dénoncer leur dérive, dès le début de l’affaire Fanny Truchelut, cette propriétaire de gîte refusant de louer des chambres à deux femmes si elles ne retiraient pas leur voile dans les parties communes. Trier les gens selon leur opinion politique ou religieuse est contraire à notre conception de l’antiracisme et de la laïcité.

Le glissement de ces militants laïcs et antiracistes s’est fait des deux cotés de l’extrême droite ?

FV : A l’époque, on voyait des antiracistes dériver vers l’islamisme mais honnêtement on ne croyait pas qu’ils iraient si loin. C’est pareil pour certains ultra-laïques. Alors que les Indigènes de la République (4) servent de passerelle entre des islamistes et des progressistes, Riposte laïque (5) sert de marche pied vers l’extrême droite. Et pas n’importe laquelle ! Le Bloc identitaire (6), un mouvement radical, xénophobe, régionaliste et antiféministe.

Certaines féministes ne sont pas exemptes de positions douteuses ?

CF : Nous étions déjà été atterrées de voir que quelques féministes frayaient avec les Indigènes de la République et les islamistes. Nous le sommes tout autant d’en voir avec le Bloc identitaire. Christine Delphy a partagé sa tribune avec des islamistes qui font des Fatwa contre l’avortement. Anne Zelenski l’a partagée avec l’extrême droite lors des « Assises contre l’islamisation ».

Le féminisme peut-il intégrer ces deux courants ?

FV : Des gens se sont revendiqués du féminisme pour défendre n’importe quoi. Des pro-vies se disaient féministes « pro-vie ». Des féministes « naturalistes » revendiquent d’être naturellement proches de leur enfant en restant au foyer pour allaiter. Le féminisme islamique affirme même que les femmes trouveront leur liberté grâce au Coran. Ces OPA ne sont qu’opportunistes. Le féminisme est devenu une valeur plus partagée, certains veulent s’en emparer. L’enjeu actuel est de définir le féminisme comme un mouvement d’émancipation qui s’est battu contre les dogmes souvent adossés à un ordre naturel et divin. Pour éviter d’être récupéré, soit par le féminisme islamique, soit par les populistes anti-Islam.

L’espace dans lequel on peut défendre la laïcité est-il si restreint ?

CF : Nous sommes sur une crête. Il faut être vigilant sur les mots, qui disent tout des chemins suivis. On a appelé à la vigilance sur le mot « islamophobe », qui sert l’intégrisme en confondant la critique de la religion ou même de l’intégrisme avec une forme de racisme anti-musulmans. De même, il faut se méfier du mot « islamisation », qui amalgame toute l’immigration avec un risque d’invasion intégriste. Or les questions d’immigration et d’intégrisme ne sont pas forcément liées. A Saint-Nicolas du Chardonnet, il y a des intégristes qui ne sont pas immigrés et la plupart des immigrés ne sont pas intégristes !

Vous dites dans le livre que le combat laïc est en passe d’être gagné, n’êtes-vous pas trop optimistes ?

CF : On répond simplement au FN, lorsqu’il raconte avoir ramassé le drapeau de la République et de la laïcité dans le caniveau, abandonné de tous. C’est une fumisterie. Le combat pour la laïcité n’est jamais gagné, mais on a tenu bon contre les intégrismes, face à l’aveuglement au nom du multiculturalisme, sans avoir besoin du Front National pour nous donner des leçons. Le FN tente de récupérer ces combats porteurs, sans les avoir menés, et en les détournant de leur sens.

Qu’est-ce qui nous attend dans cette campagne pour 2012 ?

CF : Le pire a peut-être été évité. A quoi aurait ressemblé un second tour Marine Le Pen/DSK ? C’aurait été terrible. Elle aurait incarné l’Etat-Nation contre le FMI, les pauvres contre l’élite, les femmes contre le machisme. On a échappé au pire de cette séquence. Mais le contexte n’a pas fini de la porter : entre la crise économique et celle du multiculturalisme.

A quel thème se raccrochera-t-elle ?

CF: Elle a deux thèmes de prédilection : la laïcité et l’Etat-nation contre la mondialisation. Un programme pour des gens qui se sentent trahis par les élites et veulent envoyer un signal. Mais il y a d’autres façons de tirer la sonnette d’alarme. Mélenchon sur BFM lui a bien tenu tête. Il n’y a donc aucune excuse à voter FN.

Elle passe quand même pour quelqu’un de moderne sur l’IVG, le divorce…

CF : Elle est divorcée deux fois, elle a un style de vie moderne mais elle est conservatrice. Elle a bénéficié des avancées du féminisme, a été élevée par son père sur un mode libertaire et bohème mais ce n’était pas le programme du FN. La liberté était seulement pour les filles Le Pen. Pour le reste, ses idées, même sur l’IVG ou mai 68, restent très traditionnelles.

FV : Elle est coincée dans sa pseudo modernité. Puisque Marine Le Pen est nationaliste, elle souhaite une politique nataliste. Donc antiféministe. Elle veut une France sans immigration et une retraite à 60 ans, mais il faudrait que les femmes se remettent à faire 4 ou 5 enfants pour cela. Son père assumait au moins une retraite à 70 ans. L’IVG, elle propose de le dérembourser et d’ouvrir un référendum sur cette question. Elle a également déclaré au quotidien Présent, journal catholique intégriste, qu’il fallait « réinsuffler le caractère sacré de la vie ».

Peut-on échapper à l’empathie quand son sujet s’appelle Marine Le Pen ?

CF : Ce n’est pas une question d’empathie ou d’antipathie. Il s’agit de comprendre le sujet et ses motivations, comme on le fait pour tout extrémiste. Puis on dissèque ses idées et son discours. Le temps de l’écriture autorise le doute, de se poser des questions, d’essayer de comprendre comment fonctionne l’autre, sa dynamique. Ensuite vient le temps de l’exposition, de la pédagogie. Si possible de façon argumentée. Cela demande surtout du recul. De ne pas travailler dans la haine. Mais de se servir de cette non empathie pour être efficace, encore plus clinique et sans concessions.

Propos recueillis par Carine Delahaie et Samia Messaoudi — CLARA MAGAZINE

(1) Secrétaire générale adjointe du FNJ des Yvelines. Elle se présente comme jeune métisse, homo, altermiondialiste, transfuge du NPA.

(2) A contre-flots, éd. Jacques Grancher, coll. « Grancher Depôt », Paris, 2006.

(3) Nostalgique de l’Algérie française, admirateur de l’OAS, Patrick Buisson a dirigé la rédaction de Minute, est devenu journaliste à LCI, dirige actuellement la chaine Histoire. Conseiller du Président, on lui doit une grande part de la politique d’immigration actuelle.

(4) Mouvement anti-raciste et anti colonial contestant l’universalité des droits au nom de la remise en cause de la suprématie et de l’hégémonie européenne de l’époque coloniale.

(5) Site web créé en 2007 pour défendre la laïcité avant de glisser vers une critique exclusive contre l’Islam puis d’afficher des idées d’extrême-droite comme « l’apéro saucisson pinard » ou « les assises de l’islamisation ».

(6) Mouvement politique français d’extrême-droite créé en 2003 pour combattre « l’expansion de l’Islam », prône la défense des « racines françaises » en refusant toute forme de métissage.

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