Monde L’élimination prénatale des filles s’étend en Asie, aux Etats-Unis et en Europe

Echographie

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Depuis la légalisation de l’avortement au début des années 1970, l’élimination prénatale des filles est devenue courante en Inde, en Chine et à Taïwan. Mais elle gagne maintenant du terrain hors de l’Asie : elle s’est implantée dans plusieurs pays du Caucase et des Balkans, ainsi que dans les diasporas chinoise et indienne en Italie, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, et au Canada.

Les avortements sélectifs en faveur des garçons se sont à la fois « intensifiés en Asie et étendus géographiquement à d’autres régions du monde », a expliqué Christophe Guilmoto, démographe au Ceped (Centre population et développement), à l’issue de la première conférence destinée à faire le point sur la situation dans le Caucase et les Balkans, organisée le 2 décembre à Paris à l’initiative du Ceped.

La discrimination prénatale s’est en effet répandue ces dix dernières années dans les pays du Caucase – Géorgie, Azerbaïdjan, Arménie – ainsi que dans plusieurs pays balkaniques – Albanie, Kosovo, Macédoine et Monténégro.

Alors que le ratio normal à la naissance est d’environ 105 garçons pour 100 filles, il est monté à 111,5 naissances de garçons pour 100 naissances de filles en Albanie, à 112 garçons pour 100 filles au Kosovo et à 109,7 pour 100 au Monténégro. En Macédoine, où le ratio est passé à 106,4 garçons pour 100 filles, la sélection prénatale semble davantage le fait de la minorité albanaise, qui représente 30% de la population, a précisé Christophe Guilmoto. Cette pratique est aussi apparue en Italie dans les communautés albanaise et chinoise.

Une échographie ne coûte pas plus de 10 euros dans les Balkans

Les pays et communautés concernés ont en commun une culture patriarcale qui donne la préférence aux naissances de garçons, traditionnellement chargés de perpétuer le patronyme familial et de soutenir leurs parents dans la vieillesse, dans des sociétés souvent dépourvues d’assurance-retraite.

Mais cette préférence ancienne a été dopée par l’arrivée sur le marché, ces dernières années, de services d’échographie et d’avortement faciles d’accès et peu coûteux : une échographie ne coûte pas plus de dix euros dans les pays des Balkans, rappelle Christophe Guilmoto.

Il est donc facile de connaître le sexe du fœtus et d’éliminer volontairement les filles. D’autant que la tendance générale est, comme partout dans le monde, à la réduction de la fécondité : quitte à avoir moins d’enfants, les couples préfèrent donc privilégier les naissances de fils.

En Asie, la préférence pour les garçons date de plusieurs siècles et s’est longtemps traduite par la pratique de l’infanticide. Mais si celui-ci a quasiment disparu, l’avortement sélectif a largement pris la relève. En Inde, où la dot vient aggraver le rejet des filles (leurs parents devant débourser de fortes sommes d’argent pour les marier), le récent recensement a montré que la sélection prénatale des fœtus s’enkyste dans la société.

Une extension au Moyen Orient ?

Le déséquilibre s’est ainsi accentué chez les enfants de moins de 6 ans, avec un ratio tombé de 946 filles pour 1 000 garçons en 1991 à 914 pour 1 000 en 2011. Le déséquilibre s’est surtout amplifié dans les grandes villes, montrant que les petites filles sont de moins en moins désirées parmi les classes moyennes urbaines, où le prix des dots connaît une inflation sans précédent.

Dans certaines régions d’Inde, comme de Chine, le déséquilibre des naissances atteint même le proportion de 125 garçons pour 100 filles – ce qui signifie concrètement qu’environ un quart des filles sont éliminées avant de naître.

La sélection prénatale s’est également étendue au Vietnam et au Népal. Enfin, elle a gagné les diasporas chinoise, indienne et coréenne aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, a rappelé la démographe Sylvie Dubuc lors de cette conférence. En Amérique du nord existe d’ailleurs un test qui permet de détecter le sexe du fœtus à partir d’une simple goutte de sang prélevée sur le doigt de la mère.

Selon Christophe Guilmoto, la sélection prénatale est probablement amenée à s’étendre encore, au fur et à mesure que les services médicaux permettant de sélectionner les fœtus deviendront plus accessibles dans les pays de culture patriarcale « où existe une demande latente de naissances masculines », comme au Moyen-Orient.

Le démographe a ainsi fait état de publicités récemment apparues dans les territoires palestiniens, vantant les services de cliniques qui permettent de choisir le sexe du bébé lors de fécondations in vitro, une pratique médicale déjà répandue en Jordanie, aux Etats-Unis et au Canada, et d’une manière plus dissimulée en Inde.

Plusieurs millions d’hommes célibataires dans quelques années

Face à ce risque, la collecte de données sur l’expansion de la discrimination prénatale est donc essentielle, pour mieux cerner ce phénomène et alerter les gouvernements. Car c’est bien parce que l’opinion s’est émue de l’élimination des filles en Chine que les autorités de Pékin prennent aujourd’hui le problème très au sérieux, a souligné Christophe Guilmoto.

D’autant que les effets du déséquilibre entre les sexes commencent à se faire sentir en Chine (comme en Inde), avec plusieurs millions d’hommes condamnés à rester célibataires d’ici quelques années.

En octobre dernier, une résolution de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a appelé les autorités des pays concernés « à redoubler d’efforts pour relever le statut des femmes dans la société » et assurer l’application des lois sur l’égalité des genres et la non-discrimination, notamment en Albanie, pays qui souhaite rejoindre l’Union européenne.

Mais les chercheur-se-s réunis à Paris ont aussi rappelé que dans cette région, l’accès aux données sexuées sur les naissances n’est pas toujours facile, soit parce que l’appareil statistique de certains Etats présente quelques défaillances, soit parce que d’autres, comme la Géorgie ou l’Albanie, ont tendance à nier une réalité qui nuit à leur image.

Bénédicte Manier (avec AFP)

Journaliste, elle est l’auteure de Quand les femmes auront disparu. L’élimination des filles en Inde et en Asie, La Découverte, 2008.

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