Non classé Des pistes de réflexion féministe pour une autre économie

De gauche à droite : Claudie voué, présidente de Genre en action et Naila Kabeer, professeure à SOAS à Londres. © Rosie Westerveld

De gauche à droite : Claudie voué, présidente de Genre en action et Naila Kabeer, professeure à SOAS à Londres. © Rosie Westerveld

De gauche à droite : Claudy Vouhé, présidente de Genre en action et Naila Kabeer, professeure à SOAS à Londres. © Rosie Westerveld

 

Il y a celles qui ont les yeux brillants d’une excitation palpable, d’ateliers en pique-niques sur le pouce, d’histoires partagées en promesses d’agir ensemble, et le forum de l’Awid les a comblées. Bruissant d’initiatives venues des quatre coins du monde dont les auteures expliquaient fièrement les détails, micro en main, il a été un moment fort dans la vie de ces militantes au quotidien souvent ardu, une cure de jouvence pour lutter contre la solitude du terrain. Elles repartent avec l’espoir de réseaux en gestation, la tête pleine d’analyses qui les aideront à transformer le monde. Du moins l’espèrent-elles.

Et puis il y a les autres, au parcours peut-être différent, plus au fait des difficultés qui accompagnent trop souvent la défense des droits des femmes, plus habituées aussi aux conférences internationales, avec tout ce qu’elles laissent entrevoir, sans toujours transformer ensuite l’espoir en réalité. Celles-là n’ont pas toujours trouvé de réponses à leurs questions concernant la façon dont les femmes peuvent s’emparer de l’économie et du développement.

Mais était-il possible, en quatre jours, de répondre aux défis que pose le monde d’aujourd’hui, sinon en donnant quelques pistes de réflexion ? Comme l’ont fait depuis 2001 les grands rassemblements du Forum social mondial – dont l’une des figures, Boaventura de Souza Santos, est d’ailleurs intervenu à Istanbul – il s’agissait plutôt de donner les outils pour envisager un monde meilleur, où les femmes ne seraient plus, comme l’explique l’une des responsables de l’AWID, Lydia Alpizar Duran, «les oubliées dans un monde qui ne se préoccupe pas d’elles. Il est donc urgent de changer les stratégies qui les concernent, spécialement dans une économie en crise qui ne fait que creuser les inégalités ».

Une économie au service du bien-être

Pour faire mieux comprendre aux femmes présentes les défis d’une économie différente, l’axe choisi était clair : « Nous sommes à un moment important de notre histoire, a répété l’universitaire indienne Gita Sen. Le monde est cruel et son organisation est vicieuse. Nous devons choisir une autre sorte de développement, car la croissance économique telle que le capitalisme la conçoit ne prend pas en compte l’humain. Est-ce bien cela que nous voulons ? ».

De l’économie, on attend la croissance mais aussi l’égalité et le bien-être. Ce nouveau concept qui vient, sous l’influence des peuples autochtones, d’être intégré dans la constitution en Bolivie comme en Equateur, est le mot clé du forum : il permet de porter un regard complètement différent sur l’économie, d’envisager un système au service de l’humanité et non basé sur le seul capitalisme.

Si l’apport du micro crédit aux familles les plus pauvres n’est pas remis en cause, car chacune lui reconnaît le pouvoir de sortir localement de la misère, c’est bien le système de l’argent roi qui est réfuté. La façon aussi dont les indicateurs, enfants chéris des économistes du monde entier, ne s’appuient que sur le revenu, laissant totalement de côté le travail non rémunéré des femmes, ce « care » auprès des enfants, des vieux ou de la communauté ainsi que le travail agricole et domestique effectué partout dans le monde mais invisible dans les analyses.

Quand aux fruits du développement, ils sont eux aussi analysés. Comme l’explique la sociologue britannique Diane Elson, « De quelle sorte de développement parle-t-on ? Dans les années soixante il était lié à la décolonisation de pays qui construisaient leur nation : éducation, industrialisation, l’Etat en était le moteur et on pensait peu au rôle des femmes. Mais on a vu peu à peu le secteur privé s’en emparer, le rôle du FMI s’accroître, les dettes s’accumuler… Et lorsqu’on a introduit le concept de genre dans les vingt dernières années, il s’agissait plus de l’utiliser pour continuer à développer la croissance elle-même que pour améliorer la vie des femmes. Plus éduquées, celles-ci pouvaient participer au marché et à la consommation. Voilà la direction que notre monde a prise ! ».

Créer des alternatives économiques

Cette remise en question du développement trouve un écho partout dans le monde. La féministe péruvienne Virginia Vargas souligne combien on peut comparer la mondialisation économique à la révolution industrielle du XIXe siècle par les inégalités qu’elle a accentuées mais aussi par l’élimination des différences culturelles entre les peuples. « En fait, s’exclame-t-elle, la crise actuelle est une véritable crise de confiance du développement… Ce sont donc les alternatives – développement durable, souveraineté alimentaire, bien-être et analyse féministe – qu’il faut aujourd’hui envisager ».

Venue de Nouvelle Zélande, la professeure Yvonne Underhill-Sem utilise en riant l’image du cocotier pour faire comprendre les nouvelles voies possibles : « Le cocotier, il pousse très bien dans le Pacifique Sud, il donne beaucoup de fruits et est utile à tout le monde, mais après un certain temps, il faut savoir le couper et l’utiliser pour faire un canoë qui permettra d’aller voir plus loin ! ».

Aller plus loin, toutes sont d’accord, mais les interrogations persistent : la prise en compte – importante – du travail non payé des femmes, qui est réclamée depuis longtemps par les féministes, est-elle la seule réponse et ne risque-t-on pas de les renvoyer à un dangereux essentialisme fait de douceur et de maîtrise du seul quotidien? La militarisation de la planète, avec ses effets positifs sur l’économie mais dramatiques pour la vie des femmes ne doit-elle pas être également contestée avec force ? Le développement ne doit-il pas être aujourd’hui intégré, comme le fait aujourd’hui un mouvement comme Amnesty international, au cadre des droits humains ? Et quel sera le rôle de la nouvelle ONU femmes, organisme qui explique l’Américaine Charlotte Bunch, a besoin du soutien et de la collaboration des mouvements féministes ?

« Notre capital, finalement, c’est l’expérience des femmes ! ». Zoe Gudovic, jeune défenseure des droits des LGBT venue de Serbie, le résume clairement : « Si nous voulons changer le monde, c’est cela qu’il faut garder en tête. C’est vrai, les femmes ne sont pas immunisées contre l’attraction de l’argent où les risques du pouvoir ; il nous faut juste savoir ce que nous voulons : coopérer, nous connecter avec le reste du monde, et savoir ce que nous entendons lorsque nous parlons de pouvoir économique. Parlons-nous seulement d’argent ? Ou bien plutôt de stratégies cumulatives et de solidarité ? ».

Le forum de l’Awid aura en tous cas permis de réfléchir à ces pistes, d’échanger librement et de tirer les femmes de l’exclusion dans laquelle les laissent trop souvent les réunions internationales où se définissent, sans elles, les choix du monde de demain.

Moïra Sauvage – EGALITE

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