Chroniques Le blog de Patric Jean : Penser l’impensable

 

On parle souvent de la socialisation des femmes et des hommes dans le sens d’une construction sociale, culturelle des deux genres. Le terme peut laisser croire que non seulement la construction des genres répond à des schémas sociaux mais aussi leur expression. On peut ainsi penser par erreur que seules les interactions systémiques d’ordre social sont ainsi constituées: travail, répartition des tâches, richesse, pouvoir, etc.

Or, on voit bien que la construction des genres planifie également des interactions psychologiques selon des systèmes et des codes qui se reproduisent en générant de la domination et des stéréotypes de psyché.

On sait que la plupart des cultures attribuent une valeur différente aux filles et aux garçons dès la naissance. Les premières sont encore tuées dans certaines régions du monde quand les codes civiques écrits ou oraux réservent aux seconds des privilèges délirants.

Cette valeur différente entraîne, on peut le deviner, un traitement différencié des enfants organisé selon une hiérarchie justifiée biologiquement. Françoise Héritier raconte comment elle a observé des femmes africaines laisser pleurer leurs bébés filles alors qu’elles s’arrêtaient de travailler au premier sanglot des garçons. La raison était issue d’une croyance dans la fragilité du coeur des bébés mâles lorsqu’ils pleuraient. Leurs pleurs les mettaient en danger. Les filles au contraire devait être endurcies, on devine pourquoi.

Pour prendre une conséquence extrême, dans les cas de violence conjugale, les exemples de femmes à qui leur mère leur a conseillé de subir, comme elle-même l’avait toujours fait, sont assez nombreux pour être éloquents.

Nous les hommes n’avons pas ce destin. Il a longtemps été celui de la brutalité de la guerre à laquelle il fallait donner son sang. Mais pour le reste, une perfusion d’amour, d’estime, d’admiration, de valorisation de la part de nos mères puis de nos compagnes était la norme, pour ne pas dire la consigne.

Surtout, cette relation à notre mère nous a longtemps été décrite comme presque amoureuse, sorte de répétition de ce que nous connaîtrions plus tard avec une compagne (que la mère verrait d’ailleurs peut-être comme une concurrente). Cette légende amoureuse est tellement ancrée dans notre culture que l’on peut l’observer parfois avec des animaux transferts. On sait que le chien de compagnie est parfois un ersatz d’enfant (on lui parle même de « papa » et de « maman ») dont le comportement est sexualisé par son maître. On a souvent vu des familles où l’on considérait que la chienne était jalouse de sa maîtresse vis à vis du maître ou l’inverse, au moment de se glisser dans le lit conjugal où l’animal est invité.

L’histoire d’amour racontée entre le fils et sa mère constitue donc un dû que l’homme pourra ensuite percevoir auprès de sa compagne transformée en distributeur d’estime de soi. Celle-ci doit le rassurer (amour, valorisation, soumission) et selon des codes précis que le dominant mettra en place selon les détails de sa culture et de ses « besoins ».

Chantage, reproche et parfois violence psychologique ou physique. Que l’homme s’attèle à sa générosité, celle-ci pourra ultérieurement être monnayée en terme de valorisation, de reconnaissance voire d’admiration (la femme dans le même cas ne fait que jouer son rôle). Voire, lors d’une dispute, il pourra rappeler son ou ses gestes et prouver ses mérites justifiant ses exigences.

Beaucoup d’entre nous (les hommes) ont peur de la solitude. Jadis, un homme veuf ne pouvait rester seul, incapable qu’il était d’élever ses enfants, voire de subvenir à ses propres besoins ménagers. Il arrive évidemment que le hasard heureux mette sur notre chemin une rencontre qui génère un réel sentiment amoureux.

Mais aujourd’hui encore, la fin d’un couple peut parfois entraîner chez l’homme la recherche effrénée de la prochaine compagne qui parfois ressemblera en tout points à la précédente (on a vu des similarités physiques surprenantes) et avec qui reproduire le schéma: notre dû d’amour, de réassurance et donc de valorisation et d’estime.

Seuls, nous voici parfois handicapés, coupés de notre goutte à goutte, infirmes, ralentis, souffrants.

Souvent, les thérapies des hommes violents passent par l’évocation de l’enfance, des rapports à la mère en termes de traumas. Les agresseurs sont alors (un classique du cycle de la violence conjugale) de pauvres victimes blessées qui s’auscultent le nombril alors que leur violence ne peut s’analyser que par des vecteurs sociologiques: être le chef, le plaisir du pouvoir et la jouissance qui en découle, contrôle, possession etc

Comme tout homme a son dû de reconnaissance, de valorisation affective sur laquelle il bâtit son amour propre, il se sent en droit de l’exiger de sa compagne y compris par la domination.

La remise en question de ce rapport peut-elle passer par une analyse des traumas? Nous savons bien que nos souvenirs sont aussi partiellement des histoires que l’on se raconte et que l’on reconstruit à notre guise et parfois en fonction de nos privilèges à protéger.

Ne s’agit-il pas plutôt d’une prise de conscience du schéma de domination qui se joue et se résume par la question unique: qu’est-ce qui nous empêche d’arrêter immédiatement? J’ai filmé un homme violent qui un jour, après avoir battu maintes femmes s’est, pour une raison inconnue de moi, réveillé comme un homme violent: « je suis violent ». Cette prise de conscience ahurissante a bouleversé son rapport aux femmes.

Il avait jusque là cherché dans leurs défauts et faiblesses (facile à trouver chez tout être humain) les raisons de ses colères. Tout à coup, il ne pouvait plus puisqu’il avait compris que le problème, c’était lui.

Il lui restait à metter en place des stratégies pour perdre ses habitudes (colère, attitudes…) puisque ses actes ne pouvaient plus trouver justifications même à ses propres yeux. Le plus dur était fait. Il avait mis vingt ans à se produire. Dans la plupart des cas, il ne se produit jamais…

Dans le rapport affectif où l’exigence masculine peut faire violence à la femme et la contraindre (j’ai besoin de tes marques d’affection et d’attention qui me rassurent et me placent au centre de notre couple mais aussi de ce que tu es toi en tant que femme), l’homme va devoir se regarder en face dans la nudité des rapports qu’il entretient avec sa compagne et accepter de regarder quel rôle il y joue.

Mais cherchant l’estime de soi dans la réassurance que sa femme peut lui apporter, il lui est impensable de se voir en situation de violence (douce ou dure) puisque celle-ci le dévaloriserait (pas de quoi être fier en effet). Il va donc chercher lui aussi dans ses défauts à elle les raisons de son malaise, de sa colère, de son mécontentement, de son propre déséquilibre qu’il lui fera payer comptant. Elle est coupable et il souffre, il a donc toutes les raisons de se plaindre et de la punir, ne serait-ce que symboliquement.

Jusqu’au jour où, par miracle, non seulement une femme aimée lui opposera sa propre conscience des rapports de domination mais aussi à un moment de son parcours et de son évolution où il sera en situation de l’entendre. Une véritable prise de conscience du schéma ainsi mis en place peut ressembler à un coup de tonnerre pour l’homme qui se croyait au-dessus de tout soupçon sur le plan affectif en terme de domination. Voilà que son amour, son affection, sa passion même, se jouaient également dans des répétitions les plus caricaturales du patriarcat…

Une fois la structure éclairée pour lui, il ne pourra plus fermer les yeux. On peut même penser que sa prise de conscience est le résultat d’un processus inconscient qui l’a placé là puisqu’il aurait tout aussi bien pu rechercher la compagnie d’une femme plus soumise et qui ne lui aurait opposé aucun refus.

Cette prise de conscience soudaine est sans doute le résultat de l’étape la plus plus longue, la plus improbable, la plus incertaine, la plus complexe. Elle peut se vivre, également pour l’homme, comme une libération puisqu’il va pouvoir tenir debout sans la fable initiale qu’il reproduisait au dépens de celles qui partagent son quotidien.

Il restera alors à bâtir des stratégies afin de déconstruire les habitudes maintenant vidées de leur sens. Considérer que ce qui semblait impensable ne l’était tout simplement pas.

Patric Jean

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