Articles récents \ Culture \ Livres Louis-Pascal Jacquemond : L’espoir brisé. 1936, les femmes et le Front populaire 1/2

Ce livre est passionnant, il se lit d’une traite tant il nous instruit sur les luttes, le statut professionnel, politique, syndical des femmes au temps du Front Populaire. C’est toute l’histoire récente des femmes, celle de nos grand-mères ou arrière grand-mères qui nous est décrite, expliqué, analysé. Louis-Pascal Jacquemond, historien féministe est membre de Mnémosyne, association pour le développement de l’histoire des femmes et du genre.

Comment expliquer que malgré trois femmes devenues sous-secrétaires d’Etat en 36, pour la première fois en France, le droit de vote n’ait pas été accordé aux femmes dans le même temps?

Lorsque le Rassemblement populaire, c’est-à-dire la coalition politique entre les socialistes, les communistes et les radicaux, se cristallise sous l’impulsion du comité de vigilance anti-fasciste après le 6 février 1934 et en particulier dans l’année 1935, les différents accords vont écarter systématiquement la question du droit de suffrage des femmes ; les radicaux n’en veulent pas et les communistes sont très réticents. Même s’ils souhaitent un maximum d’adhérentes, les communistes ont embrassé la logique stalinienne dans le grand tournant des années 30 qui place la famille en priorité. Selon ce schéma, la place d’une femme est à la maison, elle ne doit pas faire concurrence à l’ouvrier.

En 1906, la SFIO avait pourtant, dans ses premiers textes, parlé du suffrage des femmes et Léon Blum dans un ouvrage de 1907 intitulé Du mariage évoque les droits que devraient avoir les femmes. Lors du congrès du Conseil national des femmes de 1930, Léon Blum s’était engagé à prendre des femmes si la SFIO accédait au pouvoir, en pensant que le suffrage serait voté en même temps. Dans le programme initial de la SFIO il y a un engagement, mais dans les négociations entre les 3 partis, cela n’aboutit pas, alors que Blum souhaitait que cet accord soit conclu avant les municipales de 35.

 

Le projet de loi du vote des femmes n’était donc pas dans le programme du Front Populaire ?

L’histoire du vote des femmes est surtout liée aux engagements de la SFIO et un peu à ceux de Léon Blum, mais ce n’est pas dans le programme électoral du Front Populaire.Devenu chef du gouvernement, Blum sollicite qu’un projet de loi sur le droit de vote des femmes soit présenté à la Chambre des députés et celle-ci le vote à l’unanimité le 30 juillet 1936.

Pour devenir légal, ce projet doit cependant être voté par le Sénat, lequel refuse de le mettre à l’ordre du jour. Blum et le gouvernement n’exercent pas de pression contre ce refus, un manque d’attention sans doute lié à d’autres préoccupations comme le déclenchement de la guerre civile espagnole. Je pense que Léon Blum était parfaitement averti que le Sénat voterait contre puisqu’il était piloté par les radicaux traditionalistes. Et c’est à ce moment-là que Blum a relancé le travail d’une commission sénatoriale (dont le responsable était un radical plutôt ouvert) à qui avait été confiée la mission d’examiner des évolutions du code civil. Ce travail s’est fait de concert avec des représentants politiques des partis et des associations féministes, élargies à partir de 1937 aux associations féministes catholiques.

Malgré un grand nombre de difficultés, ce travail de groupe a débouché sur la loi de 1938 qui modifie des éléments du code civil comme l’obéissance de la femme au mari chef de famille, et amorce donc une pointe d’égalité. Ces modifications donnent également le droit aux femmes d’avoir une carte d’identité ou un passeport, un droit de gestion sur une part de son héritage, le droit de s’inscrire à l’université sans autorisation du père ou du mari,  etc. (il faudra attendre 1965 pour qu’une femme puisse ouvrir son compte en banque personnel !).

Le nouveau code civil paraît en 38 alors que Blum n’est plus au pouvoir mais il faudra attendre 1944 pour que les femmes obtiennent le droit de vote et le droit d’être élues. Cette décision de 1944 a été prise grâce à l’assemblée consultative d’Alger, dont la particularité est qu’il y a quelques femmes, dont Lucie Aubrac, sous l’impulsion de Fernand Grenier, un député communiste, et la signature du général De Gaulle l’a constituée en acte législatif (l’ordonnance du 21 avril 1944). Il faut attendre encore 1958 pour que les femmes d’Algérie accèdent aux mêmes droits.

L’expression courante selon laquelle « De Gaulle a octroyé ou donné le droit de vote aux femmes » est trompeuse. De Gaulle n’a jamais accordé lui-même le droit de vote aux femmes, il était simplement tenu en tant que chef du gouvernement provisoire d’entériner les décisions prises par l’assemblée consultative.

 

Comment ont été choisies les 3 sous-secrétaires d’État : Irène Joliot-Curie, Suzanne Lacore et Cécile Brunschvicg ?

Lorsque Blum est officiellement chargé de former le nouveau gouvernement, il met un mois à le constituer et décide, à titre personnel, d’y mettre deux femmes. Sa première liste manuscrite  indique « madame X », sans nom, au poste de la recherche scientifique (mais pour tous les autres postes, tous attribués à des hommes, le patronyme de chaque impétrant est inscrit en toutes lettres!). Il a cependant tout de suite songé à Irène Joliot-Curie pour la recherche – il connaissait bien la famille et avait été un ami de Marie Curie qui, si elle avait été encore vivante, aurait eu sa préférence. Mais il devait d’abord requérir l’accord de son mari, code civil oblige!

Dès que filtrent les premières informations sur ce cabinet, les caciques de la SFIO réagissent: pourquoi faire rentrer Irène Joliot-Curie qui, quoique membre de la SFIO, passait alors pour être très à gauche, voire crypto-communiste. Alors il envisage un second poste à l’éduction nationale pour Maria Vérone qui refuse puis pour  Suzanne Lacore. C’est une deuxième femme socialiste, une des premières adhérentes socialistes de la SFIO en Dordogne, une ancienne directrice d’école, Suzanne Lacore. 

Il décide à la demande de ses amis socialistes de faire entrer une deuxième femme socialiste, une des premières adhérentes socialistes de la SFIO en Dordogne, la directrice d’école, Suzanne Lacore.

Puis, quand on commence à savoir qu’il y en aura deux, l’une plutôt proche des communistes, l’autre socialiste, Edouard Herriot souhaite une radicale et choisit Cécile Brunschvicg, qui est à la tête d’un mouvement féministe (l’Union Française pour le Suffrage des Femmes ). Son mari, philosophe, est au comité de vigilance anti fasciste, à la Ligue des Droits de l’Homme, un des hommes clés du Rassemblement populaire et de la coalition Front populaire.

Les trois ministres femmes ont chacune un ministre de plein exercice comme tuteur: elles sont « sous-secrétaires d’Etat ». Le jeune radical Jean Zay, ministre de l’Éducation Nationale, supervise Irène Joliot Curie au portefeuille des recherches scientifiques et Cécile Brunsfelg à l’éducation ou plutôt tout ce qui est, à l’éducation nationale, est de nature sociale, et c’est elle qui va développer les infirmières dans les écoles, les visites médicales, les cantines scolaires…). Henri Sellier, ministre de la santé, confiera à sa « sous-secrétaire d’Etat » Suzanne Lacore, la protection des populations, notamment de l’enfance. C’est elle qui ferme les colonies pénintentiaires, ces bagnes pour enfants rendus célèbres par Jean Genet, et développe les colonies de vacances et les « visiteuses » de l’Assistance publique (nos assistantes sociales).

 

Propos recuellis par Caroline Flepp 50-50 magazine

Louis-Pascal Jacquemond, L’espoir brisé. 1936, les femmes et le Front populaire, Belin, 2016.

50-50 magazine est partenaire de Mnémosyne

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