Articles récents \ Culture \ Arts Qui a (encore) peur des femmes photographes? 

Le festival photographique créé par Béatrice Tupin à Houlgate, Les femmes s’exposent, vient de se terminer. Il  a ouvert un espace de visibilité à des travaux de grande qualité et relancé le débat sur l’égalité professionnelle dans les métiers de l’image et la sous-représentation des femmes à la fois dans les médias ou agences mais également dans les manifestations photographiques prestigieuses.
Les positions de pouvoir et d’honneur restent majoritairement occupées par les hommes qui se cooptent encore souvent en usant de critères qui leur sont propres, souvent liés aux valeurs de la virilité qui leur sont apprises dès l’enfance (force voire agressivité, courage, ténacité, compétition etc). Les valeurs transmises aux femmes étant minorées, hormis celles liées à la maternité qui est transformée en handicap sur le terrain professionnel, elles jouent souvent en leur défaveur. L’attention aux autres, le soin, la collaboration, la générosité et le rejet de la violence ne sont guère valorisés dans notre société de compétition généralisée qui nous invite aujourd’hui à «noter» à tout bout de champ les prestations d’autrui. Et si on peut encore lire ici ou là que la profession de photographe est difficilement compatible avec la vie de famille, c’est bien parce que l’on ne remet pas vraiment en question le partage des tâches familiales et de la charge mentale.
Le photographe baroudeur peut partir à l’autre bout du monde quelques semaines ou mois et retrouver un foyer à son retour, la photographe qui parcourt le monde est encore le plus souvent contrainte de renoncer à la maternité. Il y a peu, le congé maternité d’une travailleuse indépendante n’était que de 15 jours ! De plus, l’inconscient collectif voit encore l’espace public comme le lieu où le masculin domine tout en réservant l’espace domestique au féminin.
Les femmes qui investissent l’espace public dérangent, ou se mettent en danger, en particulier dans les zones de conflits ou dans les pays où la ségrégation sexuelle reste la norme. Ce qui a longtemps conduit Béatrice Tupin, lorsqu’elle était cheffe du service photo au Nouvel Obs, à commander peu de reportages lointains ou sensibles à des femmes. Elle a fini par se rendre compte que sa volonté (in)consciente de les «protéger» nuisait autant à leurs carrières qu’à leur liberté, et que celles qui allaient sur des terrains réputés dangereux savaient s’y comporter et en rapportaient parfois des images autres que celles de leurs confrères.
Il est d’ailleurs à noter que les femmes sont très nombreuses dans le secteur de l’image et des services photographiques dans les institutions, la presse et la publicité : iconographes, acheteuses d’art, archivistes ou galeristes. Mais on ne peut que constater que sans une conscience féministe, elles reproduisent le modèle dominant qui octroie d’emblée un capital de confiance et de professionnalisme plus important à la gente masculine qui pourrait explorer tous les territoires à sa guise.
Malgré cela, des femmes toujours plus nombreuses exercent le métier de photographe, dans tous les domaines, publicité, reportages, arts plastiques etc. Très souvent moins obnubilées par la technique photographique que leurs confrères qui peuvent passer des heures à parler «matériel», elles explorent avec la même passion qu’eux les qualités créatives de leurs outils pour les mettre au service de leurs projets, nous dévoilant parfois des mondes auxquels les hommes ont difficilement accès ou ne prêtent guère attention.
De l’importance des prix et expositions prestigieuses.
On les retrouve donc partout, comme Laura El-Tantawy, Britannique née en Angleterre de parents Egytiens, qui vient d’obtenir le prix Roger Pic 2018 du portfolio photographique de la Scam pour sa série «In the Shadow of the Pyramids». Réalisées entre 2005 et 2014 en Égypte où la mort de sa grand-mère l’a entraînée, à la recherche de ses racines puis projetée au cœur de la révolution, ses images à la fois poétiques et engagées dégagent une puissance dynamique nourrie de l’histoire de leur autrice, au sein de ce chaos où la colère et l’espoir s’entremêlaient dans l’exigence de justice et de liberté.
On notera la présence de Marta Gili, directrice du Jeu de Paume, dans le jury de ce prix. Car c’est bien là que se situe l’une des clefs de la mixité, d’un accès plus égalitaire de toutes les professions aux femmes comme aux hommes et d’une même reconnaissance de la qualité de leur travail. Aujourd’hui les femmes doivent toujours en faire plus pour obtenir les mêmes postes, budgets/salaires, distinctions, commandes etc.
Pour faire cesser cette injustice faite aux femmes, partout nous devons veiller à la parité dans les jurys, les commissions de tous ordres, les comités de direction etc. Par leur socialisation et leur expérience de la vie différentes de celles des hommes, les femmes enrichissent les débats et sont susceptibles aussi de porter des regards autres sur les dossiers, projets ou candidatures proposés à leur jugement. Trop souvent les femmes qui «réussissent» dans un secteur majoritairement masculin doivent y adopter des règles et conduites édictées par des hommes de pouvoir. Il est grand temps que la mixité conduise à la réévaluation des normes et systèmes en vigueur, que la collaboration soit autant valorisée que la compétition, que le préjugé considérant que le féminin vaut moins vole en éclats.
Ces questions sont sous-jacentes dans la production de nombre de femmes qui interrogent la validité des normes et comportements dans les différents systèmes sociaux en vigueur.
Le travail de Bouchra Khalili, actuellement présenté au Jeu de Paume par Marta Gili en est un très bel exemple. Vous avez jusqu’au 23 septembre pour découvrir l’œuvre de cette artiste née au Maroc en 1975, qui allie film, installation, photographies et sérigraphie pour interroger les modalités contemporaines de résistances individuelles et collectives face à l’arbitraire du pouvoir.(…) « Blackboard» se conçoit ainsi comme un espace où les protagonistes des œuvres de l’artiste et les visiteurs de l’exposition peuvent se rencontrer, réactivant le geste du poète civil pasolinien. Elle s’intéresse en particulier aux processus de migration et à leur criminalisation en allant à la rencontre de celles/ceux qui les vivent. Selon une enquête du collectif The Migrant Files, un consortium de journalistes européen.ne.s, les migrant.e.s ont dépensé 15,7 milliards d’€ pour payer leur passage et gagner l’Union européenne, alors que depuis 2000 les pays de l’Union européenne ont dépensé 11,3 milliards d’€ pour renvoyer les migrant.e.s illégales/illégaux, et 1,6 milliard d’€, pour assurer la protection des frontières de l’Europe. Bouchra Khalili nous invite à aborder la question autrement, pas forcément comme un «problème», et surtout à y apporter des réponses différentes, à la mesure de nos responsabilités post-coloniales et de notre commune humanité. Elle nous propose d’autres points de vue sur ces questions, qui nous permettent de remettre en cause les logiques comptables, technocratiques et militaro-policières mises en place par les pouvoirs européens ces dernières années.
De la formation des critères d’évaluation et de leur évolution
La qualité et l’intérêt d’une œuvre photographique n’ont évidemment rien à voir avec le sexe de son autrice/auteur. Cependant les critères utilisés pour en juger peuvent être établis sur des biais plus ou moins conscients. Le public qui visite les expositions est très largement féminin, c’est donc aussi aux femmes de changer leur regard sur les images qui les entourent et de les évaluer avec des critères qui leur sont propres, et pas forcément avec ceux qu’elles ont appris dans les écoles d’art ou de photographie où elles sont aujourd’hui majoritaires parmi les étudiant.e.s, mais pas parmi les professeur.e.s.
L’histoire de l’art et des images est à repenser par des femmes devenues sujets et non plus seulement objets ou modèles des photographes et des artistes, qui les préféraient en muses inspiratrices et dévouées, plutôt qu’en concurrentes émancipées de leurs champs magnétiques.
Nous ne pouvons que nous inquiéter que la féminisation de la profession de photographe se fasse en parallèle de sa paupérisation. Ces dernières années, les GAFA se sont largement emparés du marché des images fixes et animées en achetant des agences et fonds photographiques, et les photographes ont de plus en plus de mal à vivre de leurs droits d’autrice/auteur. La presse les rémunère de moins en moins dignement, ce qui entrave leur liberté de création et d’information et conduit à un usage appauvri de la photographie par les médias, tentés d’aller vers le moins-disant.
Nous nous inquiétons aussi du manque d’intérêt de l’UE pour défendre le droit d’autrice/auteur face aux géants des nouvelles technologies. Le 5 juillet dernier, en session plénière, les député.e.s européen.ne.s ont rejeté le texte et le mandat de négociation de la directive sur le droit d’autrice/auteur sur le marché numérique unique présenté par la commission juridique (JURI) du Parlement européen. Ce texte prenait en compte les évolutions technologiques et s’attachait à préserver l’accès à la culture et la liberté d’expression tout en demandant un juste partage de la valeur afin que l’ensemble des autrices/auteurs puissent vivre de leur art. Une partie des député.e.s européen.ne.s a été influencée par le lobbying intense mené par les GAFA afin de minimiser la rémunération des créatrices/créateurs sur Internet.
Si les femmes investissent pleinement les métiers de l’image, elles auront de nombreux combats professionnels et politiques à mener pour en vivre dignement.
 
Marie-Hélène Le Ny 50-50 magazine
 
Photo de Une ©LauraEl-Tantawy

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