Articles récents \ Culture \ Théâtre "La journée d’une infirmière" ou la course des femmes au travail de 1968 à nos jours

La pièce de théâtre La journée d’une infirmière ou pourquoi les animaux domestiques d’Armand Gatti, bien que créé pour la première fois en 1969 est singulièrement actuelle au moment où les contraintes budgétaires et autres pressent le personnel soignant. La comédienne Juliette Mailhé accompagnée de Sophie Troise pour la mise en scène redonne vie à Louise, l’infirmière, dont le travail crucial est rendu invisible par les aiguilles de l’horloge de la productivité. La pièce sera présentée le 4 et 5 octobre à La Parole Errante à Montreuil. Questions à Juliette Mailhé.
Comment avez-vous décidé de reprendre La journée d’une infirmière que vous avez déjà joué il y a 22 ans ?
J’ai commencé à jouer cette pièce en 1996 au théâtre municipal de Chartres.
Quand je l’ai joué la première fois, j’étais encore assez jeune. Je m’étais dit alors qu’il fallait que je reprenne le rôle après être devenue maman. Louise, le personnage, a deux filles et je pensais que je donnerais un écho un peu diffèrent lorsque je serai devenue mère à mon tour. Je l’ai joué jusqu’en 1999, et dans de nombreux lieux, de l’hôpital militaire de Bordeaux en passant par le Théâtre National de Chaillot (où Gatti avait été censuré et banni en 1969 pour sa pièce La passion du Général Franco) ainsi que dans de nombreuses maisons de retraite avec des tournées, des arrêts et des reprises. En 2008 j’ai voulu la revisiter dans une nouvelle mise en scène, cette fois avec Ivan Heidsieck. Et puis il y a quelques mois, je me suis dit qu’il fallait que je reprenne ce texte cette fois avec une nouvelle écoute plus contemporaine, un nouveau costume et encore une nouvelle mise en scène. Il y a quelques mois, je me suis dit qu’il fallait que je reprenne ce texte cette fois avec une nouvelle écoute à apporter à Louise en rapport avec l’état du monde du travail actuel, et en particulier avec l’état du monde de l’hôpital, du travail à l’hôpital particulièrement en danger en ce moment.
La cause des femmes est fondamentale, particulièrement dans le monde du travail.
Ce qui m’a vraiment frappé en imaginant la condition de Louise en 2018, c’est que ses conditions matérielles se sont nettement améliorées. En effet en 1968, elle vivait dans un « deux-pièces-cuisine » douche et toilette sur le palier. Aujourd’hui tout le monde a une douche et un toilette chez soi, c’est acquis, sauf dans des cas extrêmes. Mais en 2018, les conditions de travail se sont nettement dégradées à l’hôpital en particulier, c’est flagrant ! Je trouvais intéressant de revisiter ce texte de ce point de vue. Il y a un mieux du côté de l’intime, de la sphère personnelle et c’est un désastre absolu du côté du travail.
Comment votre personnage exprime t-elle son angoisse ?
Son angoisse est viscérale, c’est la course contre la montre. Elle passe son temps à courir et d’ailleurs dans le texte elle dit:  «dans un endroit où tout se mesure autour de la mort, il n’y a que des quarts d’heure les uns après les autres, et on court, on fonce toujours prise entre ces deux aiguilles, on a l’impression que si elles s’arrêtaient, tout s’arrêterait pour de bon, les malades et ceux qui circulent autour…Il n’y a qu’à voir le visage de ceux qui se réveillent de l’opération (…) pour souhaiter que les aiguilles continuent toujours à courir…et elles courent… »
La première aiguille c’est 5h15, le réveil va sonner, il sonne, et après elle court, elle court, et comme il y a un réel manque de personnel et de moyens, elle court encore plus. Si elle s’arrête, elle se met à penser, ses propres détresses remontent à la surface, c’est ce que Gatti appelle « les fils d’araignées qui chantent », il ne faut pas, elle ne doit pas penser, alors elle se remet à courir.

Quelle est la connexion avec la vie des femmes dans le monde du travail, à l’hôpital ?
La vie des femmes c’est effectivement de courir même si maintenant il y a plus d’hommes qui courent entre la maison et le travail.
Je pense que l’actrice, l’acteur doit se vider pour devenir un canal afin que le personnage puisse prendre sa place. Il s’agit d’un constant aller-retour entre l’intérieur et l’extérieur. La femme, dès qu’elle se réveille, a 300 000 tâches à exécuter, elle vit ce constant va et vient entre l’intérieur et l’extérieur. Elle est entre les deux aiguilles.
Je comprends cela, cela me rappelle quand j’enseignais le théâtre à l’université à Tours qui était très éloigné de mon domicile et que tout d’un coup le téléphone sonnait et une voix me disait : «votre fille a 40° de fièvre, il faudrait venir la chercher» et je devais inventer 15 solutions, tout en continuant mon cours.
De plus, Louise supporte les exigences de la cheffe de service, et ne doit surtout pas faire d’erreurs, parce que dans le milieu médical, ou celui du soin, on n’a pas le droit à l’erreur, alors que dans la vie nous ne sommes que des humains faillibles.
Faites vous partie du Tunnel de l’actrice de 50 ans ?
Oui car lorsque l’on est comédienne et que l’on on a survécu à plus de 30 ans de travail, on vit un moment assez spécifique qui se produit quand on a passé 50 ans qui s’appelle le Tunnel de l’actrice de 50 ans.
La femme de 50 ans au théâtre ou dans les séries télévisées n’existe pas, elle n’est pas représentée ou si peu représentée.
N’importe quel couple au théâtre va être personnifié dans une très belle femme de 40 ans ou moins, très dynamique, elle sera mariée à Pierre Arditi, ou à Fabrice Luchini qui sont des acteurs formidables par ailleurs, mais cette différence d’âge n’est pas représentative de la réalité.
Le mouvement du tunnel de l’actrice de 50 ans initié par la comédienne Marina Tomé défend les droits des femmes actrices qui se retrouvent sans rôle à 50 ans. C’est un mouvement d’actrices/acteurs français.e.s qui vient assez régulièrement demander des comptes au ministère de la Culture dans l’objectif de donner une visibilité aux femmes de 50 ans. Marina Tomé et ses partenaires expliquent au ministère de la Culture ou aux gens qui montent des productions qu’il faut représenter les femme de 50 ans telle qu’elles sont et pas telles que les spectatrices/spectateurs voudraient qu’elles soient, ce n’est pas une image, c’est une réalité, il faut la faire exister avec des corps de femmes de 50 ans.
Alors, j’ai 54 ans pour la reprise de ce rôle, mais Louise n’a pas du tout 50 ans, elle en a probablement à peine 30. Le rôle est enrichi par cette différence d’âge et par le changement de l’époque avec un rapport au monde du travail fondé sur la violence.
 
Propos recueilli par Brigitte Marti 50-50 Magazine

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