Articles récents \ Île de France Karine Lejeune : «les gendarmes sont beaucoup plus sensibilisé.es par les problématiques des violences faites aux femmes qu’il y a 15 ans» 2/2

Karine Lejeune est colonelle de gendarmerie, elle a acquis une belle réputation dans les milieux féministes avec son travail sur les violences faites aux femmes. Les femmes victimes de violences ne doivent plus être invisibles, pour elle l’égalité doit être pensée à tous les niveaux. Son parcours est exemplaire n’hésitant pas à faire tomber les barrières entre les associations et son institution. Elle est à l’origine de changements importants au sein des gendarmeries sur le traitement du viol, des violences conjugales, et de la prostitution. Elle a récemment pris le commandement du groupement de gendarmerie de l’Essonne.

Comment avez-vous mis sur pied les formations dans votre institution ?

Il y a beaucoup de choses qu’il fallait expliquer et qu’il faut continuer à expliquer. Nous sommes donc parti.es dans la démarche de former et sensibiliser les personnels de la gendarmerie en interne. A partir de 2005-2006, deux conventions ont été signées par le ministère de l’Intérieur permettant à l’institution de s’appuyer sur les associations pour continuer à former les gendarmes, et de commencer à mettre en place des relations privilégiées avec les associations qui jusque-là n’existaient que très localement mais n’avaient pas vraiment été institutionnalisées au niveau national.

Comment se passait les premières formations et comment étaient-elles reçues quand nous présentiez la réalité des violences conjugales ?

Il y avait des gens qui découvraient et qui avaient des certitudes. Souvent le problème était la remise en cause de ces certitudes. J’avais pris le parti de commencer par un film, je l’avais vu faire dans une formation de la police nationale. Je ne voulais pas choisir un film de témoignages, je ne voulais pas d’un film larmoyant. Ce que je voulais, c’était qu’il voit ce que c’était au-delà de l’image.  Je travaillais avec le film espagnol, Ne dis rien, qui avait été primé en Espagne (7 Goyas) en 2004. Le film commençait avec la scène d’une jeune femme qui part en pleine nuit, en pyjama avec son enfant sous le bras, après avoir été victime de violences . Le film explore tout le parcours de la prise en compte de cette victime, le poids familial, sa précarité vis-à-vis de l’agresseur qui est dans un groupe de paroles pour hommes violents. Il y avait vraiment tout dans ce film. A la fin du film, la femme coupe définitivement les ponts avec son conjoint. La première heure, je leur montrais des séquences et je leur demandais ce qu’elles/ils voyaient, comment elles/ils seraient intervenu.es, comment elles/ils sentaient la victime, etc.

Au début de la formation, j’avais des petits sourires en coin. Je devinais les pensées : elle va nous casser les pieds pendant quatre heures. Elles/ils étaient poli.es. Moi j’étais capitaine, elles/ils n’avaient pas le choix, parceque coincé.es avec moi pour quatre heures. Au départ elles/ils étaient toujours un peu sceptiques.

Quand je commençais avec le film elles/ils comprenaient que la session ne se déroulerait pas comme à l’habitude avec un PowerPoint etc. Au bout de trois quarts d’heure, il y avait une scène qui faisait basculer l’assistance parce que c’était une scène d’une violence incroyable et il n’y avait pas un coup porté. La femme souhaitait partir pour un rendez-vous professionnel pour trouver du travail et au moment de partir son mari entre en crise en disant : « tu t’es maquillée, tu te fais belle, tu veux qu’on te regarde où tu vas ? » Et puis, il lui arrache ses vêtements et il la met toute nue sur le balcon en lui disant « voilà c’est ça tu veux, qu’on te regarde. » Il y a des bâtiments partout autour, il l’a fait rentrer, il l’attrape à la gorge et il s’arrête quand elle se fait pipi dessus de peur. Et là, à chaque fois, j’arrêtais le film et il régnait un silence de plomb. Après je demandais : » selon vous violences ou pas violences ? » Tout le monde disait, « oui c’est ultra violent » alors qu’il n’y avait pas eu un coup porté. Dans la foulée, on la voyait aller à la police espagnole, le policier lui demandait : « pourquoi venez-vous ? » Elle répondait : « j’ai été victime de violences. » Le policier alors lui demandait si elle avait des traces, elle répondait non. Ensuite elle disait « c’est mon mari. » Cela montrait toute la difficulté d’arriver à décrire à un policier ou un gendarme une scène ultra violente où finalement si on ne l’a pas vécu on n’arrive pas à la comprendre. C’était juste affreux et en général les attitudes changeaient vis-à-vis de cette formation.

J’ai le souvenir de quelques formations que j’ai faites où à la fin, des femmes gendarmes sont venues me voir pour me dire : « vous savez ce que vous avez décrit, moi je l’ai vécu ! » Il faut alors s’arrêter et prendre le temps de discuter. Cela s’est produit deux ou trois fois.

Comment avez-vous intégré les formations sur les violences contre les femmes à votre carrière dans la gendarmerie ?

En 2009, j’ai quitté la délégation aux victimes et j’ai pris le commandement de la compagnie de gendarmerie de Cambrai dans le Nord. En termes de violences intra-conjugales et familiales Cambrai était malheureusement bien placé, et notamment il y avait un vrai sujet avec les violences contre les mineurs. Quand je suis arrivée, je me suis rendue compte que quasiment 10 % de la délinquance sur le territoire était des violences à l’encontre des mineurs avec beaucoup de violences sexuelles. Donc je fais le diagnostic et je décide de mettre en place une structure qui finalement ressemble à la brigade des mineur.es dans la police mais en gendarmerie.

Je vais voir tous mes commandants de brigades, j’avais sept brigades. Dans chaque unité, il y a toujours une enquêtrice/ enquêteur qui assume plus particulièrement la prise en compte les auditions des victimes de violences sexuelles, donc je vais repérer celle ou celui qui a une appétence pour le sujet et j’annonce aux brigades avec beaucoup de persuasion pour que ça passe que je vais les détacher à plein temps. Je vais créer une unité dédiée et je vais tous les former aux auditions de mineur.es victimes de violences. Je vais tous les envoyer au centre de formation à Fontainebleau. Le centre a formé les sept personnels.

Je me suis fait financer du matériel vidéo flambant neuf pour prendre les dépositions des victimes par une association La Mouette qui s’occupe de l’enfance en danger. J’ai demandé si l’association pouvait faire quelque chose pour la gendarmerie de Cambrai. La Mouette m’a fourni une partie du matériel et a financé un système de vidéo complémentaire très performant, du mobilier pour accueillir les enfants. C’est ainsi que j’ai eu une salle dédiée avec un beau petit canapé, une maison de poupée, en fait un petit cocon. J’ai aussi obtenu un financement du Rotary club qui qui avait entendu parler du projet et avait trouvé le projet excellent.

A vos débuts vous aviez remarqué que les associations et la gendarmerie, la police ne se parlaient pas, et il semble qu’à Cambrai les choses ont changé ?

Oui l’association La Mouette a financé notamment dans le sud-ouest un certain nombre de salles  d’audition « Mélanie .» Les salles d’audition «Mélanie» sont des salles consacrées à l’audition filmées des mineur.es victimes de violences sexuelles.  L’association réinvestit dans l’accueil des mineur.es dans les gendarmeries une partie des gains venant des dommages et intérêts qu’elle récolte dans les procès pour lesquels elle se constitue partie civile, notamment les procès pour pédo-pornographie. C’est comme cela qu’elle a accepté de m’envoyer du matériel et a financé ma salle. Oui, nous étions passé.es à une autre époque dans les rapports entre associations et gendarmerie.

Cette salle est devenue une structure d’accueil effective au 1er janvier 2011 et elle existe toujours. Après mon départ, un commandant de compagnie a pris la suite et comme cela fonctionnait très bien, que les magistrat.es considéraient le système pertinent, la structure a été maintenue. Effectivement le principe c’est que les enquêtrices/enquêteurs, spécialisé.es sur la thématique des violences sexuelles prennent en charge le dossier de A à Z, y compris quand il y a une procédure criminelle c’est-à-dire une instruction judiciaire qui peut à terme déboucher sur un procès devant la cour d’assises. Les magistrat.es ne voulaient absolument pas revenir en arrière. Il y en a deux en France une à Cambrai et une autre à Avesnes-sur-Helpe, ce sont les deux seules compagnies qui ont ce dispositif dans le nord. Dans le reste de la France, le besoin n’est pas le même : à Cambrai nous réalisions sur l’arrondissement 350 auditions de mineur.es, en moyenne, par an quand beaucoup de départements assurent moins de 300 auditions.

Face au nombre important de procédures concernant les mineur.es victimes, nous avons restreint le champ d’intervention de la cellule. Elle prenait en compte les viols, agressions sexuelles, les faits de corruption de mineur.es et les violences contre très enfants. Le contentieux des violences scolaires demeurait dans les brigades territoriales.

À Cambrai, j’ai continué à former des personnels sur place sur les violences contre les femmes, j’ai fait une instruction collective et je suis allée voir les associations. Nous avons réussi à mettre en place deux permanences d’association dans les brigades, ce qui n’existait pas. Cela se traduisait par la tenue d’une permanence, dans la gendarmerie, d’un.e représentant.e d’association d’aide aux victimes, deux demi-journées par semaine. Et j’ai aussi mise en place une permanence sociale au niveau de la gendarmerie parce qu’il n’y en avait pas.

C’était une association aide victimes qui venait dans l’antennes de Valenciennes et dans l’autre antenne c’était une association spécialisée contre les violences faites aux femmes affiliées à Solidarité femmes. Il faut savoir que dans le territoire autour de Cambrai, nous n’étions pas très fourni.es en matière d’associations mais on a tout de même réussi à faire les choses bien. Et j’ai aussi recruté un intervenant social gendarmerie avec le financement du conseil départemental du Nord.

Maintenant à la tête du groupement de l’Essonne, vous continuez  la formation des gendarmes à l’accueil des femmes victimes de violences. Quels sont les progrès et que reste-t’il à faire?

Beaucoup de chemin a été parcouru et la gendarmerie reste résolument engagée dans la lutte contre les violences faites aux femmes. En novembre 2017, en plein mouvement #MeeToo , le directeur général de la gendarmerie a adressé une note express à toutes les unités, dont une partie manuscrite, dans laquelle il demandait à tou.tes les gendarmes de s’engager et de lutter quotidiennement contre les violences faites aux femmes. L’implication directe de notre directeur général est un signal fort au sein d’une institution comme la nôtre, où les valeurs portées par le chef sont essentiels pour les personnels.

En novembre 2018, une sensibilisation des jeunes gendarmes sur la prévention et la lutte contre les violences faites aux femmes a été organisé au sein du groupement de l’Essonne  En présence du Centre d’Information sur les Droits des Femmes et des Familles 91, d’une enquêtrice, d’une magistrate du parquet d’Evry et de l’intervenant social gendarmerie, des présentations sur les mécanismes des violences, la prise en charge des victimes et les techniques d’auditions ainsi que la législation en cours ont été proposées. Les gendarmes sont beaucoup plus sensibilisé.es par les problématiques des violences faites aux femmes qu’il y a 15 ans… mais il convient de continuer à échanger sur les partenariats entre les différent.es actrices/acteurs, à travailler sur les stéréotypes qui peuvent subsister et à parfaire nos compétences professionnelles, notamment en terme d’investigations judiciaires.

 

Propos recueillis  par Brigitte Marti 50-50 magazine

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