Articles récents \ Île de France \ Société Nadia Kerlan : « cela fait des mois et des mois que nous les soignant·es, crions notre détresse »

Alors qu’elles sont trop souvent invisibilisées dans les médias, les femmes sont en première ligne face à la crise sanitaire du Covid-19. Infirmières, aides-soignantes, caissières, aides à domicile, femmes de ménage… Pendant le confinement, elles sont une majorité à travailler pour subvenir aux besoins des Français·es. Nadia Kerlan est aide-soignante à l’Hôpital Robert Ballanger, à Aulnay-sous-Bois. Elle travaille depuis 15 ans en service de réanimation et s’occupe actuellement des patient·es touché·es par le Covid-19. Elle publie régulièrement des textes sur les réseaux sociaux afin d’y partager le quotidien des soignant·es en ce temps de crise.

Quelle difficultés rencontrez-vous depuis le début de la crise ?

Nous n’étions pas préparé·es à affronter une crise sanitaire d’une telle envergure. Au départ, nous étions un peu dans l’inconnu et surtout, nous ne savions pas les dégâts que le virus pouvait faire. Nous avions pour exemple la Chine, mais comme le gouvernement avait l’air de dire que le virus ne viendrait pas en France, nous ne nous sommes pas trop inquiété·es. Lorsque les cas ont commencé à affluer dans les services de réanimation, le gouvernement savait que nous allions manqué de matériels : il n’y avait plus de masques depuis la crise H1N1. Là où je travaille, nous avons tout de même eu un peu de chance, nous n’avons jamais manqué de masque FFP2, par contre nous avons manqué de casaques, ce sont des sur-blouses. Nous avons toujours eu des gants et nous avons eu la chance d’avoir des visières, fabriqués en 3D par des personnes venues spontanément nous les donner. Au niveau du personnel, le seul problème que nous avons eu, c’est que nous sommes dans un service de réanimation et qu’il est très compliqué de travailler chez nous, nos équipes se sont donc auto-supplées. Une très grande fatigue s’est installée chez les soignant·es.

Pour l’instant, nous allons faire face, car l’épidémie semble s’être calmée. Les questions qui se posent maintenant sont : est-ce que c’est une accalmie passagère, est-ce que le virus va s’arrêter comme ça du jour au lendemain, ou est-ce qu’avec le déconfinement du 11 mai, nous allons avoir une deuxième vague de malades ? Dans ce cas-là, peut-être que le matériel va manquer.

Actuellement, ce sont plus les établissements de santé comme les EHPAD qui ont été délaissés, qui ont manqué de matériels et qui n’ont pas eu les moyens de se protéger comme il le faut. Je pense que s’il y a eu autant de soignant·es touché·es, c’est qu’il y a eu des manques de matériels. Si nous avons le bon équipement, nous pouvons vraiment nous protéger. De l’intérieur, les soignant·es ont été directement touché·es par les émotions des patient·es puisqu’elles/ils ne pouvaient pas avoir de visites. Habituellement dans les services de réanimation, les familles prennent le relais pour soutenir les patient.es qui peuvent ressentir des angoisses. Là, étant donné que les visites sont interdites, ce sont les soignant·es qui gèrent ces angoisses, le plus dur reste le physique et le psychologique.

Justement, comment vous sentez-vous physiquement et moralement ?

Physiquement, je me sens encore fatiguée car j’ai l’impression d’avoir travaillé pendant plus d’un mois et demi dans des conditions auxquelles je n’avais pas l’habitude. À part une petite demi-heure pour manger, nous n’avons pas de pause et nous devons travailler en continuel parce que les patient·es arrivent dans des états assez critiques, surtout au niveau de la respiration. Les services qui nous ont relayé, comme les salles de réveil, ne savaient pas s’occuper de patient.es en état critique. Elles/Ils ont eu des difficultés mais elles/ils ont tous répondu présent·es. Nous sommes d’ailleurs fièr·es que tout le monde, même celles/ceux qui n’étaient pas formé·es, se soient mobilisé·es.

Psychologiquement, il y a eu des moments très durs. Les visages des personnes décédées, leur regard, leurs yeux pleins d’angoisses, nous les aurons toujours en mémoire. Nous avons pris leur dernière parole. Lorsqu’on les intubait et qu’on les endormait, certain.es patient·es me demandaient « est-ce que je vais me réveiller ? » « est-ce que je vais mourir ? » « est-ce qu’il y en a qui s’en sortent ? ». Nous avons vécu cela, et comme chacun·e a ses propres émotions, il y en a comme moi qui écrivent et qui arrivent donc à décharger ce trop-plein d’émotions. Il y en a d’autres qui les gardent et je pense qu’elles/ils craqueront après. Beaucoup de soignant·es auront besoin d’un suivi psychologique. Les patient·es nous ont envoyé leurs émotions, et pour moi, c’est ce qui a été, et ce sera toujours, le plus dur à gérer. Certains médecins vous diront « tu es soignant·e, tu dois soigner et savoir soigner », mais je n’ai pas fait ce métier pour voir les gens mourir et me prendre tout cela en pleine face, sans comprendre. Parce que le virus est vraiment arrivé comme un ouragan : il est arrivé dans les services de réanimation et il a fallu s’adapter. Heureusement, notre établissement a bien su gérer la crise.

Le gouvernement a annoncé qu’une prime de 1500  serait donnée aux soigant·esÊtes-vous satisfait·es de cette annonce ?

Nous disons non. Cela fait des mois et des mois que nous les soignant·es, nous crions notre détresse et nous manifestons dans la rue. Moi-même, je suis déléguée syndical Sud et je suis allé dans la rue avec les syndicats et les soignant·es. Nous avions déjà tiré la sonnette d’alarme sur un système de santé qui est en train de se casser la figure, sur les hôpitaux qui n’avaient plus les moyens, sur les fermetures de lits. Le Collectif Inter-Urgences et le Collectif Inter-Hôpitaux lancent des appels depuis des mois et des mois, des appels qui n’ont pas été entendus. Et puis cette prime, est-ce que ce n’est pas pour nous faire taire ? Parce qu’après la crise, je pense qu’il n’y aura plus d’argent dans les caisses et j’ai peur que le gouvernement ne nous donne pas la revalorisation salariale qui nous est promise. Si cette prime sert à nous faire taire, nous faire penser comme des moutons, je dis non. Cela ne pourra pas s’arrêter là.

Selon vous, la crise aurait-elle été mieux gérée si vos revendications avaient été entendues bien avant ?

Je ne pense pas qu’elle aurait été mieux gérée parce que c’était de toute façon quelque chose de soudain et nous n’étions pas préparé·es à cela. En revanche, je pense que s’il y avait eu moins de fermetures de lits, les choses auraient été plus faciles à prendre en charge. Est-ce que cette crise ne va pas également nous faire perdre des soignant·es ? Nous avons quand même envoyé des étudiant·es au front. Est-ce que cette expérience va confirmer leur vocation, ou au contraire, au vu de ce qu’il s’est passé, au vu de la peur que nous pouvons ressentir, certain·es ne vont-ils pas changer de vocation ? Moi-même, plusieurs fois, je suis allée au travail avec la peur au ventre. J’habite en Seine-et-Marne avec mes parents, mais je vis depuis plusieurs mois chez ma fille par peur de contaminer mes proches. Si le gouvernement ne revoit pas les salaires, plusieurs soignant·es vont se poser la question. Je ne suis pas sûre que tout le monde ait envie de vivre ce que nous vivons pour 1 600 € par mois.

Pensez-vous que vos métiers seront revalorisés et mieux considérés après la crise ?

C’est la grande question. Il ne faut pas oublier qu’aujourd’hui, nous sommes applaudi·es par la police qui nous a gazé il y a six mois. Nous sommes applaudi·es par les gens parce qu’ils se rendent compte que les soignant·es vivent un moment difficile et parce qu’ils ont peur. Est-ce que demain, les Français·es seront avec nous dans la rue et soutiendront nos revendications ? Ou est-ce que ces gens vont retourner à leur routine et se recentrer sur leurs propres problèmes et oublier ceux des soignant·es ? Ma grand peur est que les gens nous oublient. Je ne l’espère, j’espère qu’ils ont compris que l’hôpital public est important et que d’avoir des soignant·es dans ce pays est important. Et le coronavirus n’est peut-être qu’une alerte. Si nous ne trouvons pas de vaccin, est-ce que ne nous retomberons pas dans une crise sanitaire de même envergure ? Est-ce que demain nous n’aurons pas un autre virus qui mettra la population en danger ? Ce sont des questions que je me pose en tant que soignante. Et surtout, est-ce que les Français·es vont en prendre conscience ? Le président a annoncé un déconfinement le 11 mai, mais je me demande : le reconfinement c’est pour quand ? Le 13 mai ? Aujourd’hui, je suis sortie faire des courses et tout le monde était dehors, sans masques, en se collant les un·es aux autres et les magasins étaient pleins. Je suis donc rentrée chez moi parce que j’ai encore besoin de travailler, les malades ont besoin de moi et je ne peux pas me permettre d’être contaminée parce que les gens ne respectent plus rien et ne respectent pas les gestes barrières. Si le confinement est prolongé jusqu’au 11 mai, ce n’est pas pour rien. Est-ce que ces gens s’en rendent compte ?

Qu’attendez-vous du gouvernement pour que le système de santé soit amélioré et que vous puissiez travailler dans de meilleures conditions ?

Tout d’abord, il faut réouvrir des lits parce que beaucoup d’hôpitaux n’en ont pas assez. Nous demandons également une revalorisation salariale de 300 € pour tous les soignant·es. Ce chiffre ne sort pas de n’importe-où : il est calculé sur des indices qui sont gelés depuis des années. C’est donc la vraie hausse des salaires que méritent les soignant·es. Il faut également réouvrir les hôpitaux de proximité pour désengorger les autres, et peut-être revoir ce qu’il y a en ville pour désengorger les urgences. Si nous ne revalorisons pas un peu tout cela, je ne suis pas sûr que ces métiers recruteront beaucoup demain. De plus, avec tout ce que nous voyons à la télé, les soignant·es épuisé·es et le manque de matériels, je pense qu’il y aura des burn-out et des démissions. Il faut donc revoir tout cela pour que nous ayons des soins de qualité.

Et surtout, il faut revaloriser ce qu’est réellement notre métier c’est-à-dire un métier de soins : nous ne sommes pas des robots. L’hôpital n’est pas une entreprise et les malades ne sont pas des marchandises. Nous nous rendons bien compte que pendant cette crise, l’hôpital ne peut pas faire de bénéfices et doit compter sur ses soignant·es. C’est important que nous remettions les choses à leur place. Nous devons avoir le temps de parler aux malades et de nous en occuper correctement. Nous devons retrouver les vraies valeurs de notre métier : le vrai sens du prendre soin et l’éthique soignante.

Propos recueillis par Priscillia Gaudan, 50-50 magazine

print