Articles récents \ France \ Société Didier Charuel : « Les hommes doivent s’attaquer eux-mêmes à la déconstruction de leurs privilèges »

La Coopération des hommes pour l’Abolition du Patriarcat (#ChAP) a été lancée le 9 mars 2020, avec pour ambition d’inclure les hommes dans les combats féministes. Didier Charuel, artiste clown de profession et poète, est à l’origine de cette initiative. Il travaille depuis plusieurs années sur les questions de discriminations de genre. Il y a 21 ans, il a créé le festival Femmes dans la ville à Cherbourg, qui cette année a accueilli le lancement de la #ChAP.

Comment êtes-vous devenu féministe ?

Je pense que mon engagement féministe est lié à la création du festival Femmes dans la ville mais également au fait qu’à un moment, dans ma vie professionnelle, j’ai dirigé un centre socio-culturel dans un quartier dit sensible et que la présence féminine était très forte. J’ai travaillé avec des femmes françaises, kurdes et originaires du Maghreb, des associatives, des militantes, etc. En revanche, ma conscience pro-féministe est beaucoup plus récente, elle est liée à plusieurs choses, d’abord, au travail que je réalise depuis six ans sur les questions de déconstruction du masculin et du féminin, et surtout sur la reconstruction des masculinités. Il y a une dizaine d’années, j’ai également commencé à m’intéresser aux questions des violences sexistes et sexuelles lorsque j’étais au conseil d’administration d’une association qui avait créé un poste d’écoute et d’accompagnement pour les femmes victimes de violences à domicile.

Plus récemment encore, je me suis rendu, les 6 et 7 juillet 2019, à la rencontre nationale de #NousToutes qui avait lieu à Paris, et c’est à ce moment-là que j’ai eu un déclic : j’ai pris conscience qu’il y avait une nécessité, une obligation et une urgence pour les hommes de s’occuper de la question des violences qu’ils produisent, et des privilèges dont ils bénéficient.

Qu’est-ce que la #ChAP et pourquoi l’avoir lancé ?

La création de la #ChAP est une réaction à ce que j’ai ressenti lors des réunions féministes auxquelles j’ai participé. Il s’est passé quelque chose de très important, que je n’avais jamais vécu auparavant. Je suis visuellement et socialement tout ce qu’il y a de plus ordinaire : un homme blanc, cisgenre, tout le monde doit penser que je suis hétérosexuel, je tape donc à tous les privilèges. Quand je suis allé à la rencontre nationale de #NousToutes à Paris, je me suis trouvé, pour la première fois de ma vie, en situation d’invisibilisation : il y avait majoritairement des femmes, et nous n’étions qu’une vingtaine d’hommes. J’ai pris la décision de ne surtout pas parler. C’est là que je me suis dit : c’est normal que dans ces espaces, nous nous placions dans une attitude de discrétion. Si nous ne voulons pas être silencieux, il faut que nous nous intéressions aux questions de l’ordre de l’intime, et il y a peu d’espaces qui proposent aux hommes de parler de leur sensibilité.

D’autre part, je voulais travailler sur les aspects politiques : la déconstruction de la masculinité, la déconstruction des violences masculines, la lecture et la compréhension du sexisme que nous produisons sans nous en rendre compte. Surtout, je voulais tenter de faire le lien entre les hommes qui s’intéressent à ces questions-là. Et enfin, je voulais m’attaquer à nos privilèges : depuis que je suis pro-féministe, j’hallucine sur le nombre de privilèges dont je bénéficie. J’ai mis plusieurs années à les saisir, et j’en découvre encore.

Quelles actions menez-vous ?

La soirée officielle du lancement de la #ChAP était le 9 mars. L’idée maintenant, c’est de se donner une année pour « agiter le cocotier ». D’abord, il faut mettre en réseau et en lien les personnes, tout particulièrement les hommesqui tentent des choses. J’ai eu la chance que Noémie De Lattre (1) nous fasse une petite vidéo de deux minutes pour annoncer la création de la #ChAP, et suite à cela, plusieurs hommes m’ont contacté car ils étaient intéressés. Il y avait des personnes qui étaient déjà en action, notamment Sébastien Garcin, qui anime la page Facebook Déconstruction d’un homme blanc et qui a écrit un livre sur cette thématique. Il y a également Cédric, papa d’une petite fille, qui vit sur Bordeaux et qui m’a proposé de travailler avec lui sur la question de la paternité. Il a créé un blog et un podcast qui s’appelle Papatriarcat. Il y a également des personnes dans l’Est qui travaillent en atelier sur l’écriture inclusive. Je vais travailler plus en profondeur sur la #ChAP pour qu’elle soit officiellement proposée le 9 mars 2021.

Pour faire vivre la #ChAP, tous les neuf jours, nous éditons une lettre qui est ensuite diffusée à 150 personnes environ. Elle a pour vocation de faire connaître et de partager des livres, des articles, etc. Nous sommes aussi en lien avec plusieurs femmes, dont des femmes qui ont été victimes de violences.

J’aimerais que nous organisions, jusqu’au 9 mars 2021, plusieurs rendez-vous, sur Paris ou sur Nantes, pour se voir, échanger des outils, vivre des temps concrets de formation autour de la perception du sexisme que l’on peut produire sans le savoir et sur la vigilance que l’on doit mettre en place.

Pourquoi le rôle des hommes est-il important dans les combats féministes ?

Pour deux raisons : d’abord, parce que le patriarcat a été construit contre les femmes et par les hommes. Les hommes doivent s’attaquer eux-mêmes à la déconstruction de leurs privilèges et de leurs rapports avec les autres, sinon, je pense que ce sera impossible, ou alors nous tomberons dans une opposition très genrée. L’autre raison, et c’est ce que m’a appris mon travail sur les personnes en transition (2), c’est que selon moi, il n’y a pas de genre. Mon credo actuellement c’est : « il n’y a pas de genre en dehors de celui que je ressens au moment où je le ressens, celui que tu vois en moi quand tu me regardes, et dans le croisement des deux ».

Dans ce combat, je suis sur une option de discrétion pour plusieurs raisons. D’abord, parce que je pense qu’il faut vraiment que nous nous taisions : nous avons trop parlé et très souvent pour ne rien dire, ou dire des bêtises. Il faut maintenant que nous apprenions à écouter. Ensuite, nous devons rester discrets car il y a des femmes, pour des raisons diverses et variées, qui vont être sur la défensive si nous parlons trop. Il faut donc que nous travaillions de notre côté sur cette double posture : notre effacement et notre discrétion.

On parle beaucoup de masculinité toxique en ce moment. Les hommes ne sont-ils pas également « victimes » de la société patriarcale ?

Bien sûr, c’est clair. Moi-même je le sens et je le sais. Par exemple, j’ai découvert, vivant dans une ville, la difficulté de croiser une femme dans la rue la nuit, ou tard le soir, sans produire de la peur. Personnellement, je préférerais produire autre chose que de la peur, donc oui évidemment, nous payons les fruits de cette société et de ce système patriarcal, et c’est une des raisons pour lesquelles il faut s’en occuper.

Comment les hommes peuvent-ils agir au quotidien pour lutter contre le sexisme ?

Se taire, écouter, demander, être attentif et prendre des risques. Il ne s’agit plus d’être chacun· e de son côté et de ne pas être en relation. Il faut aussi accepter de se faire engueuler : dans le livre Mes bien chères sœurs, Chloé Delaume propose à ses lectrices de dire « badaboum » dès qu’elles relèvent un propos sexiste ou une posture abusive. Je trouve que c’est génial : c’est basique, et si ça fait le tour d’une entreprise ou d’un groupe d’ami· es, on sait que dès que quelqu’un dit « badaboum », c’est qu’il y a quelque chose qu’il ne fallait pas dire ou faire.

Il faut aussi que les hommes aillent voir du côté de leur intimité et de leur sensibilité. Sur ce point-là, le livre de Carol Gilligan Pourquoi le patriarcat ? est une bible. Elle y explique que le patriarcat est avant tout un système, mais que c’est aussi un rapport à l’intimité et à la sensibilité. Si nous ne mettons pas en place des espaces d’expression du sensible, nous aurons beaucoup plus de mal.

Avez-vous constaté une évolution dans l’attitude des hommes ? Les hommes sont-ils plus sensibles à l’égalité femmes/hommes ?

Je pense que oui. Surtout du côté de la génération des trentenaires, c’est évident. Je m’en rends compte car j’en côtoie pas mal. Je pense qu’il faut être optimiste : ça va durer longtemps, ça va demander du temps, donc il ne faut pas perdre les opportunités qui nous sont données.

Propos recueillis par Priscillia Gaudan 50-50 Magazine 

1  Noémie De Lattre est une humoriste, comédienne et féministe française. Elle est également l’autrice d‘Un homme sur deux est une femme, publié en 2016. 

2 Didier Charuel a écrit un mémoire sur la prévention des crises suicidaires chez les personnes en parcours de transition de genre et souhaite poursuivre un parcours de recherche.

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