Articles récents \ Chroniques Chroniques méditatives d’une agitatrice: Maternité, privilège ou tricherie ?

Interrogation sur le regard parfois réprobateur porté sur l’absence au travail des femmes, dû au congé maternité. Et si les hommes nouvellement pères devaient s’absenter tous pour la même durée, que se passerait-il ?

Il te reçoit pour un poste qui t’intéresse. Tu lui présentes ton CV, assorti de l’état de service qui détaille administrativement ton parcours : évolutions de rémunération et de grade, congés (tu as à ton actif trois congés maternité et un autre sans solde de trois mois), arrêts maladie éventuels, mobilités et lieux de travail, unités de rattachement, temps de travail, formations… Tout y est ou presque. C’est l’usage de présenter cet historique. Après quelques échanges sur le poste et tes compétences, il place les deux documents face à face et se concentre en silence. « En fait, vous n’avez pas douze ans d’expérience comme vous l’indiquez dans votre CV ; vous avez moins que ça quand on enlève les congés pris à l’occasion de vos grossesses. Dix ans et quelques, ce n’est pas pareil… Je fais toujours le calcul. Et là, je vois que vous avez gonflé vos années d’expérience ».

Tu es atterrée. Tu bafouilles. Tu te sens stupide. Tu es en colère. Tu t’étonnes tout haut qu’il fasse un tel raisonnement. Tu n’as jamais envisagé les choses ainsi. Depuis quand est-il pertinent de décompter les interruptions de travail de quelques mois de nos années d’expérience professionnelle ? Tu as un collègue qui prend deux mois sans solde chaque année depuis plus de quinze ans pour visiter le monde l’été ; est-ce qu’on lui signifie qu’il a trois ans d’expérience de moins ? Tu te demandes si toutes les personnes qui ont eu ou pris un congé à l’arrivée des enfants sont confrontées à son jugement décompteur. S’il est le seul à raisonner ainsi ou si cette pensée est partagée. Si ses principes le conduisent à compter moitié moins d’expérience pour les personnes à mi-temps et 20% de moins pour les personnes à quatre cinquièmes. Et quelle est, conséquence logique, la proportion de femmes et d’hommes qui font l’objet de ses décomptes et de ses jugements réprobateurs… Tu perçois dans la suite de l’entretien que tu t’éloignes inéluctablement du but, s’il s’agit toujours d’être retenue. Ou plutôt que ton but s’éloigne de toi, puisque tu ressens l’urgence de fuir ce bureau.

Tu n’auras pas le poste. Tu ne bénéficieras pas de l’expérience sans doute inoubliable d’exercer des missions sous la responsabilité de cet amateur de calculs. C’est dommage : toi aussi tu aimes les maths. Mais les mat-ernités également, pour ta part.

En 2016, « La pension de droit direct des femmes est inférieure de 39 % en moyenne à celle des hommes. Après l’ajout des droits dérivés (1) l’écart de pension s’établit alors à 25 % » (2). Les femmes se retirent si fréquemment du travail pour enfantement et prise en charge de responsabilités familiales, que leurs carrières sont fréquemment discontinues. « Quel que soit le nombre final d’enfants, c’est au moment de la première naissance que les inégalités augmentent le plus », nous dit la DARES (3)

« En 2016, la pension moyenne de droit direct (y compris majoration de pension pour enfant) s’élève à 1 065  par € mois pour les femmes et à 1 739 € pour les hommes. (…) En tenant compte des pensions de réversion, dont les femmes bénéficient en majorité, la retraite moyenne des femmes s’élève à 1 322 € par mois en 2016 » (2).

Elles prennent leur retraite en moyenne sept mois plus tard que les hommes et sont proportionnellement deux fois plus qu’eux à activer leurs droits à retraite après soixante cinq ans (environ 20% des femmes pour 10% des hommes). Elles sont beaucoup moins nombreuses à toucher une retraite à taux plein. Fichtre ! Si elles bénéficient de tels privilèges, c’est bien qu’elles doivent tricher ! A moins… qu’elles ne sachent point compter ?

« La masculinité de privilège peut se définir comme l’ensemble des avantages que leur genre confère aux hommes : dans la mesure où ceux-ci en sont largement inconscients, ils s’y livrent sans retenue ni introspection. Pour cette raison, un homme qui détient un pouvoir, quelle que soit sa nature, devrait toujours se demander à quoi il le doit. Encouragé par le modèle du mâle breadwinner, il invoquera peut-être son travail et son mérite. Mais trois autres facteurs passent souvent inaperçus : l’aristocratie du masculin, l’exploitation domestique des femmes, les discriminations professionnelles » Ivan Jablonka, Les Hommes justes.

Violaine Dutrop 50-50 magazine

(1) Incluant les pensions de réversion

(2)  Source : Direction de l’animation, de la recherche, des études et des statistiques

(3) Source : Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques

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