Articles récents \ DÉBATS \ Témoignages Audrey : « Le mot inceste, même si je réussis à le dire, les autres refusent de l’entendre »

L’histoire de mon inceste s’est faite en deux fois, adolescente puis enfant.

Mon inceste, chapitre Un

Mon premier souvenir est là, dans ma tête, pour toujours. Tout a commencé avec des mots…
J’étais jeune adolescente, mon père m’isole dans ma chambre, s’assoit à mes côtés sur mon lit avec la main sur le haut de ma cuisse. Il me dit « J’ai envie de toi, j’ai envie de te faire l’amour. C’est normal, tous les pères ressentent ça. » Puis il continue : « C’est de ta faute, tu sors de la salle de bain avec ta servietteJe veux qu’on soit proche, qu’on se dise tout. » Il continue son long monologue… Et moi, je n’étais déjà plus là. J’ai appris par la suite que je faisais une dissociation.

Ce jour-là, une partie de moi meurt.
Cet inceste des mots me change à tout jamais… C’est aussi dramatique que le reste de mon histoire. Après ces mots, je n’ai pas été prise en charge…Quelques jours plus tard, je rentre de chez une copine, et je tombe sur mon père sur le canapé du salon en train de se masturber. Et là, il me dit « viens ma chérie, viens faire un bisous à papa ». C’est la première fois que je voyais un pénis. J’étais très jeune, je n’avais encore jamais embrassé de garçon. Ça a été un traumatisme très très fort.

Ensuite j’ai continué à vivre sous le même toit que mon père, mais je n’avais plus aucun repère. Je ne me sentais plus en sécurité à la maison.

La même semaine j’ai tout dit à ma mère. Sa réaction a été un deuxième traumatisme. Elle a choisi de faire la mère autruche et de me forcer au silence. On en n’a plus jamais reparlé… Elle ne m’a jamais posé de questions et quand elle voyait que j’allais mal, elle n’a jamais voulu savoir pourquoi . Et pourtant ce n’était pas par manque d’avoir essayé d’ouvrir le dialogue. Jusqu’à mes trente ans, je lui ai envoyé des appels au secours, je lui ai dit mille fois que j’avais besoin d’elle, que j’avais besoin d’en parler. Son silence a vraiment été comme une deuxième vague à l’inceste. L’inceste détruit mais le silence tue.

Mon combat aujourd’hui se concentre sur l’inceste, mais aussi sur ce silence qui fait tant souffrir. Ce silence je l’ai vécu comme un réel abandon. Il y a des mécanismes qui se construisent dans les relations aux autres et la relation avec nous-même. Et il faut après les déconstruire, mais c’est très difficile à surmonter.

Les années passent et je me construis comme je peux. Je me marie, j’ai deux enfants. Mais j’ai toujours ce masque, sourire aux lèvres, me persuadant que tout va bien. Mais intérieurement, je suis une fille qui ne se sent pas à sa place. Un fille qui a l’impression d’être incomprise, d’être mal-aimée. Il y a des périodes de fortes dépressions.

Avec mon corps, c’est compliqué aussi. Je vais du blocage complet où je refuse qu’on me touche, à une forte hypersexualité où il y a lâcher prise total. Je passe d’un extrême à un autre, sans comprendre ce qui se passe en moi. Je culpabilise. Je crève d’envie d’être normale.

Mon inceste, chapitre Deux

La 2ème partie de mon inceste, je la vis aujourd’hui, depuis un an. Je vis une amnésie traumatique, qui se lève plus de 30 ans après les faits.

Un jour, j’ai un flash. C’est un moment vif que j’ai vécu avec tous mes sens, l’odorat, le toucher, … J’ai été complètement assommée. Et j’ai compris à ce moment-là que j’avais vécu un autre inceste bien au-delà des mots, lorsque j’étais petite.

J’ai encore très peur de parler de ces flashs. Je n’arrive pas encore à dire les mots, de peur de ne plus jamais pouvoir y échapper. Mais aujourd’hui je prends mon courage à deux mains avec l’envie forte d’avancer et de guérir, je pose quelques mots ici, pour la toute première fois : attouchements, jeux pervers, caresses déplacées, … Il y a encore d’autres mots, mais je ne peux les mettre sur papier. Ils sont bien trop violents. Je ne suis pas encore prête.

Je commence alors à comprendre pourquoi je ne n’ai aucun souvenir de mon enfance avant l’âge de 9 ans. Tous mes souvenirs se sont construits à travers les albums photos de famille et avec ce que ma mère et mon grand frère me racontaient. J’ai grandi avec ce manque de racines, de ne pas savoir qui je suis et d’où je viens. Avec un sentiment de vide.

La levée de mon amnésie, à 39 ans, je la vis très difficilement aujourd’hui. Je me réveille parfois dans mon vomi, pendant mes flash. J’ai des douleurs fantômes au niveau du vagin qui sont très douloureuses comme si j’avais été coupée avec des lames de rasoir. Je fais des insomnies. Je fais des boulimies sans vomissement avec une prise de poids conséquente concentrée sur les cuisses, l’endroit où l’on écarte les jambes pour faire l’amour… Mon corps s’est créé une forteresse.

Cette amnésie, c’est un puzzle que j’essaie de reconstruire. Mais sans l’appui et le suivi adapté pour ce traumatisme, c’est très compliqué. Je témoigne aujourd’hui pour pouvoir avancer, parce que j’en ai l’envie.

J’ai vécu des moments très difficiles où j’ai eu l’envie de baisser les bras, j’avais des idées noires, des envies de suicide et de trouver une issue de secours à mon calvaire. Mais j’ai toujours eu cette petite flamme en moi qui fait que je me suis accrochée, pour moi et pour mes enfants. Je veux trouver des solutions.

L’entourage Béton (ou pas) 

Quand j’ai eu mon premier flash, j’ai confronté ma mère en lui disant que je savais « tout ». Elle m’a répondu « je n’ai rien à me reprocher » puis elle m’a tourné le dos. Elle me veut dans sa vie, uniquement si je me tais. Et je ne veux plus me taire.

Aujourd’hui, j’ai la conviction au fond de moi qu’elle était complice.

Bien avant la levée de l’amnésie, à mes trente ans, elle avait sorti cette phrase : « tu sais, Audrey, j’avais un doute sur ton père… mais ne t’inquiète pas, je ne t’ai jamais laissé seule avec lui ». Elle savait qu’il y avait danger. Pourquoi me laisser sous ce toit ?

Les périodes de Noël, depuis deux ans, sont plus difficiles parce que ma famille m’a rejeté. Je suis celle qui est condamnée à fêter Noël seule parce toutes et tous ont décidé de maintenir ce faux-semblant de famille joyeuse avec ma mère. Je suis mise de côté, isolée, alors que je n’ai rien fait de mal. Cette solitude extrême, c’est une souffrance en plus.

J’ai entendu beaucoup de phrases qui ont fait l’effet d’un coup de massue : « arrêtes ton cinéma, t’as pas le cancer », « tu es égoïste, on a tous des problèmes », « tu me fatigues ». Je pleure souvent…et quand je pleure, je pleure beaucoup. Parfois je suis tellement triste et tellement en colère. Et quand on ne se sent pas entendue, on a l’impression qu’on dramatise et on se renferme. On coupe les ponts, car ça fait moins mal. On finit encore et toujours seule.

J’ai toujours raconté mon histoire et les gens m’ont souvent dit « ça doit être dur pour toi de parler, de raconter » . Mais pour moi, ce qui est dur c’est le silence !

Au secours, aidez moi

En deux ans, j’ai tout essayé. J’ai toqué à toutes les portes : associations d’aide aux victimes, Centres Médicaux Psychologique, psychiatres et psychologues divers,… sans résultat adapté à mon traumatisme et à cette amnésie.

Je suis allée jusqu’à me faire interner en hôpital psychiatrique volontairement pour trouver des solutions rapides à un moment où ça n’allait vraiment plus. J’avais noué une corde dans mon garage. J’avais vu le film A Star is born avec sa fin tragique et je fantasmais sur cette même fin. J’en étais au stade de la logistique : quel jour mes enfants seront chez leur papa, le ferai-je de nuit ou de jour, combien de lettres je rédige, … mais l’image de mes enfants me revient toujours… c’est ce qui me ramène toujours à la vie. Je refuse d’en faire des enfants traumatisés. C’est ce qui me fait avancer et continuer à me battre.

Lorsque j’ai toqué aux portes, les professionnel·les de santé n’ont vu que dépression, burn-out ou maladie mentale (cyclothymie). En deux ans de « suivi », à chaque fois que je mentionne l’inceste, le sujet est esquivé. « On verra ça plus tard », me dit-on. On n’utilise jamais le mot ‘inceste’, on parle plutôt de mon ‘passé’ et ‘ce qu’il est arrivé avec votre père’. Pourquoi a-t-on peur de ce mot ? Pourquoi met-il mal à l’aise ? Moi je n’ai pas peur. Et tant qu’on aura pas prononcé les mots « inceste » ou « victime », je n’existerai pas.

On m’a tout de suite proposé des anxiolytiques, des antidépresseurs, des antipsychotiques et des somnifères que j’ai très mal supportés. Ils m’ont souvent assommé au point d’avoir du mal à me lever le matin. Je suis maman solo de deux enfants et je travaille, je ne peux pas être dans un tel état. Aujourd’hui, je prends un médicament à un dosage très faible, mais je me demande toujours si c’est vraiment ce dont j’ai besoin.

Le corps médical a souvent utilisé des mots qui m’ont anéanti. Un médecin urgentiste m’a un jour dit : « madame, si vous ne faites que des tentatives de suicide, on va arrêter de vous prendre au sérieux ». Je lui ai donc répondu, folle de rage et en sanglots : « Il faut donc que je me tue pour que vous m’écoutiez ?!?! » Ces personnes doivent vite être formées à l’empathie, pour commencer, ou bien ne plus faire ce métier.

Je ne veux jeter la faute sur personne. Tout ce que je souhaite c’est faire avancer les choses pour une meilleure prise en charge des victimes d’inceste. Je pense que les psychiatres et les psychologues ne sont pas toujours formés à ce genre de traumatisme.

J’ai demandé à mon médecin traitant de l’aide et elle m’a basculé vers la PAT (Plateforme d’Appui Territoriale) qui m’ont fait la liste de toutes les associations départementales puis plus globales pouvant aider. Dans mon département, (Vosges) il n’y a pas grand chose. J’habite en milieu rural.

Au niveau local, j’ai contacté les deux seules associations existantes : le CIDFF) Centre national d’information des droits des femmes et de la famille) et France Victime (ADAVEM). Au sein de ces associations, les groupes de paroles sont plutôt axés sur les violences conjugales, et les psychologues de permanence ne sont pas spécialisées en traumatologie. On me redirige sans cesse vers d’autres associations, d’autres structures, d’autres personnes, parfois hors du département, et finalement je tourne en rond…

Je pense à une sorte de portail départemental en ligne qui permettrait de recenser toutes les informations au même endroit, d’informer sur ce qu’il faut faire, de faire connaître les associations locales ou groupes de parole vers qui se tourner, de mettre en lumière les mots à dire ou à ne surtout pas dire, de recommander certains types de thérapies utiles à la reconstruction avec les coordonnées des psychologues en question …

Au niveau national, sur la plateforme du gouvernement lorsqu’on va dans l’onglet « trouver une association près de chez vous », dans le ‘type de violence pris en charge’ on trouve les mutilations sexuelles, le mariage forcé, la prostitution, le harcèlement sexuel, les violences au sein du couple, mais pas l’inceste ! Et pourtant, des millions de personnes en France sont concernés. Et lorsque je fais une recherche pour mon département, toutes violences confondues, seul le CIDFF apparaît sur le site. Lorsque je les contacte, on me répond ne pas pouvoir me proposer d’aides concrètes (groupe de parole sur l’inceste, psychologue spécialisé en traumatologie)

Mais aujourd’hui, suite à mes appels à l’aide, publiés sur les réseaux sociaux avec le #metooinceste, je reçois des messages de psychologues spécialisées en traumatologie et violences sexuelles qui me proposent des thérapies à distance, en visio. Ce n’est pas ce que je préfère mais c’est mieux que rien.

Des représentants du département des Vosges et de la région Grand Est m’ont également contacté pour que l’on se rencontre pour trouver des solutions. Je leur ai parlé de ma forte envie de monter un groupe de parole.

Il existe des groupes privés sur les réseaux sociaux, mais il y a énormément d’adhérent·es et les sujets partent un peu dans tous les sens. J’ai un vrai besoin d’une sororité de victimes. Des personnes vivant à proximité à qui l’on peut tout dire sans les mettre mal à l’aise.

Casser le cycle

J’ai coupé les ponts définitivement avec mon père en 2010. Quand on est victime, on essaie toujours d’avoir ce fameux « pardon ».

Je l’ai confronté plusieurs fois, adolescente, puis adulte, mais j’ai compris que la vérité ne viendrait pas de lui. Je suis la « menteuse », je suis la « folle ». J’ai compris que cette bataille était perdue d’avance et que son pardon, je ne l’entendrais jamais. J’ai voulu me libérer de ce poids. Je ne veux plus jamais le revoir.

En 2016, j’avais appris que mon père était accusé à l’étranger d’abus sexuel sur le fils de cinq ans de sa nouvelle compagne à l’époque. J’avais écrit une lettre de témoignage avant la levée de mon amnésie traumatique. Je n’ai jamais su ce qu’il en était. Tout ce que je sais aujourd’hui c’est qu’il est libre, il vit sa vie.

Il y a un énorme travail de soins auprès des agresseurs. Mon père est un malade. D’après ce que je sais de mon grand-père paternel, je suis persuadée que lui-même enfant a vécu des choses dramatiques. C’est une famille qui a vécu beaucoup de traumatismes.

Ma mère a subi des violences sexuelles de la part de mon père. Je comprends qu’elle soit elle-même victime mais j’ai beaucoup de colère contre elle. Elle m’a laissé dans cette cage aux lions. Elle a fait le choix du déni et du silence et de vivre avec ce lourd secret. Pour ma part, j’ai choisi d’emprunter un autre chemin.

Ce que je veux, c’est faire le choix de la guérison et de la vérité. Je refuse que mes deux jeunes enfants ressentent la lourdeur de ces crimes commis en famille et de ces non-dits.

Il est temps de casser le cycle !

Audrey

Pour contacter Audrey, écrivez-lui à incestevosges@gmail.com
Ensemble, nous sommes plus fort·es !

Dessin réalisé par Audrey dont le prénom a été modifié.

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