Articles récents \ DÉBATS \ Contributions Trente ans après : la RDA a des choses à nous apprendre en matière d’égalité femmes/hommes

L’ouvrage La RDA après la RDA que j’ai rédigé avec ma collègue Agnès Arp contient une critique des apports de l’unification allemande en matière de rapports femmes/hommes : les femmes furent-elles les grandes perdantes de l’unification ? Que peut nous apprendre la RDA, cet État disparu depuis plus de 30 ans, sur cette question si actuelle ?

Notre ouvrage est basé sur des témoignages, des récits de vie, recueillis selon la méthode de l’oral history. Les époux Marion et Peter Poppe1 ont évoqué une soirée passée ensemble devant leur télévision, à l’automne 2018 : dans l’émission de Sandra Maischberger (une célèbre émission sur la première chaîne ARD), il était question de l’émancipation des femmes en Allemagne. Des femmes interviewées racontaient que, dans les années 1950, elles devaient demander l’autorisation de leur mari pour travailler ou pour ouvrir un compte. Devant leur téléviseur, Marion et Peter sont éberlué.es : pas une phrase sur le fait que ces expériences ne concernent que les Allemandes de l’Ouest !

Le mot de « patriarcat », dans le sens où on l’entend si souvent aujourd’hui, est un concept issu du marxisme. Le patriarcat existe partout dans le monde et n’a évidemment pas été absent de RDA. Il n’y a jamais eu aucune femme au Polibüro, ni à la tête des grandes « entreprises du peuple ». Et les témoignages d’histoire orale montrent que les femmes de RDA assumaient une très grande partie de l’éducation des enfants, du ménage, des courses, de la cuisine. Mais chaque enfant avait droit, à partir du milieu des années 1960, à une place en crèche, donc la question de concilier métier et enfants n’était pas un problème. L’égalité salariale était garantie. Le système était plus adapté pour concilier la vie familiale et les études, avec des chambres pour enfants dans le foyer d’étudiant.es. Les femmes de RDA ont par ailleurs bénéficié de mesures de qualifications professionnelles efficaces à partir du début des années 1960. Et il faut ajouter que les femmes avaient leur propre parti, Demokratischer Frauenbund Deutschlands, représenté au Parlement, qui comptait donc de nombreuses femmes, même si ces femmes élues, comme les hommes, n’avaient, en fait, pas de réel pouvoir car il n’y avait pas de réelle opposition. En outre, les femmes ont pu avorter en RDA plus tôt qu’en RFA, dès mars 1972, et même après la légalisation de l’avortement en RFA, la législation est restée plus libérale à l’Est, l’une des personnes interviewées pour l’ouvrage pense que « le corps des femmes leur appartenait davantage en RDA qu’en RFA ». Rappelons qu’aujourd’hui, l’avortement est toujours illégal, même s’il n’est pas passible de poursuites, en RFA.

Une certaine autonomie, au sens étymologique d’être à soi-même sa propre loi sans dépendre de l’autre, était donc possible pour les femmes de RDA, et ce n’est pas un hasard si ce point revient dans plusieurs témoignages. 90% des femmes étaient présentes sur le marché du travail, ce qui leur assurait une vie sociale, une indépendance financière, l’accès à un appartement, la possibilité d’assumer les conséquences matérielles d’un divorce par exemple, sans risquer, comme c’est le cas aujourd’hui pour certaines femmes, de basculer dans la pauvreté. De plus, les femmes élevant seules des enfants étaient moins stigmatisées à l’Est qu’à l’Ouest. L’État avait besoin de toutes les forces productives et faisait donc tout pour encourager le travail féminin, selon la logique de l’émancipation par le haut, avec d’ailleurs des excès : certaines crèches fonctionnaient comme des internats à la semaine, les bébés ne voyaient leurs parents que le week-end.

Enfin, les femmes issues de familles ouvrières ont connu, dans les premières années de la RDA, une opportunité de faire des études supérieures qui n’existait quasiment pas ailleurs. Les portes de l’université s’ouvraient de façon inattendue pour elles, mais le régime, pourtant, n’allait pas tenir toutes ses promesses en matière d’égalité, car l’égalité des droits n’est pas automatiquement synonyme d’émancipation. La question féminine était traitée par le  Parti socialiste unifié d’Allemagne (SED) uniquement comme une partie de la question sociale et c’est ça qui pose problème : à travers l’émancipation des femmes, c’est l’émancipation de l’être humain qui était visée. De ce fait, la question féminine n’était pas perçue comme une question à part entière. Plus tard, à la fin des années 1980, à l’intérieur d’initiatives citoyennes comme le Réveil démocratique, un groupe de femmes désigna une commission afin de réfléchir spécifiquement au problème des femmes. Mais cela n’a eu lieu qu’à la toute fin du régime.

L’autodétermination érotique

Reste-t-il quelque chose de cette histoire spécifique des femmes de RDA ? Une étude récente a montré que parmi les Allemand.es de l’Est qui occupent des positions importantes aujourd’hui, on compte au moins 40% de femmes – et dans de nombreux secteurs même plus de 50% – alors que pour les femmes ouest-allemandes, on est très en-dessous de ces chiffres. Plus le poste de direction occupé par un Allemand de l’Est est élevé, plus les chances d’y voir une femme sont grandes. Si l’on regarde par exemple les 100 plus grandes entreprises ouest-allemandes, il n’y a que 2% de femmes dans les CA, contre 25% pour les 100 plus grandes entreprises dans l’ex-RDA. Parmi les membres de la direction de partis politiques, c’est 73% contre 27%, et parmi les rectrices/recteurs et président.es d’université, c’est même 100% contre 20%. Là où les femmes ouest-allemandes n’atteignent jamais 50%, dans aucun domaine, les femmes est-allemandes dépassent souvent ce chiffre. Dans le cadre d’une sous-représentation globale des Allemandes de l’Est dans les fonctions sociales importantes en Allemagne, l’équité de genre est donc nettement mieux assurée pour les femmes est-allemandes.

Autre exemple surprenant : le niveau des filles en mathématiques à l’école primaire est nettement supérieur aujourd’hui dans l’ex-RDA que dans le reste de l’Allemagne. Deux chercheuse/chercheur, Quentin Lippmann et Claudia Senik, ont récemment utilisé la division de l’Allemagne en deux blocs comme laboratoire pour expliquer les inégalités entre garçons et filles en matière de performances en mathématiques. Ils ont constaté que la mauvaise performance des filles est bien moindre dans ce qui était autrefois la RDA qu’à l’Ouest. Ils ont montré en outre que cette différence s’explique non pas par des facteurs économiques ou pédagogiques, mais par les attitudes des filles : les filles d’Allemagne de l’Est se sentent en moyenne nettement plus confiantes en leurs aptitudes en sciences et elles font davantage preuve d’esprit de compétition.

Il y a à cela une explication institutionnelle : en RDA, les filles ont réduit leurs difficultés en mathématiques parce que les institutions ont cherché à réduire les inégalités entre hommes et femmes. Comme dans d’autres pays du bloc soviétique, en RDA, le SED a fait de l’emploi un droit universel tout autant qu’un devoir. Il a ainsi mis en œuvre plusieurs mesures afin que les femmes puissent autant s’impliquer dans leur vie professionnelle que les hommes, y compris dans les carrières scientifiques. Ces politiques se sont traduites à long terme par une modification des représentations des rôles sociaux associés à chaque sexe qui, et c’est là que c’est intéressant, perdure aujourd’hui, sur une génération pourtant née bien après la chute du Mur, comme le montre cet exemple des performances des filles en mathématiques.

Qu’en est-il en matière de sexualité pour les femmes ? La température érotique était-elle plus élevée de l’autre côté du rideau de fer ?

Dès 1952, des sexologues tchécoslovaques ont commencé un programme de recherche spécifiquement consacré à l’orgasme féminin, financé évidemment par des fonds publics, et Katerina Liskova, professeure à l’Université Masaryk en République tchèque, se souvient d’avoir présenté à partir de 1961 les résultats de ces études par une série de conférences uniquement consacrées à ce thème du plaisir sexuel féminin. Rien de comparable à l’Ouest à cette époque.

De plus, l’indépendance économique des femmes en RDA a naturellement eu des répercussions sociales et a pu également avoir des répercussions sexuelles et faciliter « l’autodétermination érotique », pour reprendre l’expression de Josie McLellan. Peut-être aussi qu’un peuple privé de sa liberté politique pouvait espérer trouver dans la sexualité une échappatoire. En RDA, il n’y avait pas l’attrait constant de la consommation, et il y avait une fuite généralisée dans la vie privée, et donc aussi potentiellement dans le sexe. En ce sens, on peut faire l’hypothèse que sexualité et socialisme feraient par nature bon ménage.

Kurt Starke, qui était sexologue en RDA, défend la thèse que l’amour physique a été « l’un des grands perdants » de l’unification, notamment pour les femmes. Il part du postulat que l’on n’avait pas peur d’avoir des enfants en RDA et que donc on avait un rapport plus détendu à la sexualité (même si la contraception existait des deux côtés du Mur) ! De plus, contrairement à l’Ouest, le mariage ne prédestinait pas à une vie de femme au foyer. On se mariait souvent très jeune en RDA pour pouvoir accéder à un logement. Dans les années 1970 et 1980, ce sont autour de 50% des étudiant.es qui sont marié.es et 40% qui sont parents. Kurt Starke dit qu’avec l’unification, la parentalité est devenue un risque social, notamment pour les femmes.

Le scénario que l’on trouve parfois à l’Ouest : un homme fait carrière, sa femme élève les enfants et dès que ces derniers prennent leur envol, il divorce et se remarie avec une femme plus jeune, laissant la femme cinquantenaire sans indépendance financière ni professionnelle sur le bord du chemin,  était difficilement concevable en RDA. Il n’y avait pas cette attractivité de l’argent qui explique selon Kurt Starke le fait que certaines femmes soient séduites par des hommes plus riches et plus âgés. Pour les femmes de RDA, le fait de travailler et de se considérer comme les égales des hommes, sur le plan professionnel et aussi sexuel, représentait une évidence. La répartition de l’argent a une incidence sur la répartition du pouvoir. Et la domination masculine avait donc, pour des raisons ne serait-ce que financières, un caractère bien plus nuancé qu’à l’Ouest, et était même souvent perçue comme aberrante. Comme le dit Nicole Althaus dans un article au titre explicite faisant référence à l’économie planifiée de RDA, L’orgasme planifié : « seul celui ou celle qui a le contrôle de sa vie peut se laisser aller, et abandonner le contrôle au lit ».

Cependant, il ne faudrait pas exagérer le caractère libéral de la politique du SED en matière de sexualité. La décriminalisation de l’homosexualité a été votée en 1968 en RDA, mais les homosexuel.les ont continué à être l’objet de discours homophobes et à être souvent surveillé.es de près par la Stasi. C’est seulement au début des années 1980 que les premiers cercles de parole sur l’homosexualité ont été fondés en RDA, souvent sous l’égide de l’Église évangélique. L’ironie de l’histoire voudra que le premier film de la DEFA (Studio public de la RDA) sur ce sujet, Coming Out, de Heiner Carow, sortira le soir du 9 novembre 1989.

Au total, la question des performances de la RDA en matière de justice de genre est complexe, elle est traversée par un certain nombre de contradictions : émancipation réelle, notamment par le travail, mais persistance du patriarcat, égalité salariale mais réduction de la question féminine à une question de classe qui empêche un traitement spécifique, etc. Il n’en demeure pas moins que la RDA a ouvert une voie en matière d’égalité des droits et les témoignages recueillis pour le livre La RDA après la RDA font ressortir le fait que cette expérience de 40 ans a laissé des traces et pourrait nous inspirer aujourd’hui pour faire avancer la réflexion sur les rapports femmes/hommes.

Elisa GoudinSteinmann, maîtresse de conférences en civilisation allemande contemporaine à l’Université Sorbonne Nouvelle

La RDA après la RDA Elisa Goudin-Steinmann et Agnès Arp Ed Éditions Nouveau Monde 2020

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