Articles récents \ Monde \ Pays Arabes Chahla Chafiq : « La colonne vertébrale de l’idéologie islamiste, c’est le sexisme »

Chahla Chafiq, sociologue et autrice iranienne exilée en France depuis 1981, revient sur les récents événements en Iran. Le pays manifeste depuis la mort de Mahsa Amini, assassinée par la police des mœurs. La jeune femme de 22 ans avait été arrêtée pour cause de “voile mal porté”. La répression policière, ordonnée par le Président de la République iranienne, est plus violente que jamais et la liste des victimes continue à s’allonger.

Quel est votre votre parcours  ?

Je suis née et j’ai passé toute mon enfance et mon adolescence en Iran. J’ai même eu le temps de commencer des études en sociologie là-bas, avant que tout ne change. La révolution a commencé en 1979 en Iran et j’y ai participé avec enthousiasme. Je faisais partie de la gauche radicale et je me battais aux côtés d’autres jeunes qui voulaient, comme moi, plus de libertés. Nous avions bon espoir de pouvoir faire changer les choses. 

Nous sommes donc tombé·es de haut quand l’Ayatollah Khomeini s’est emparé du pouvoir et a fait de l’État impérial d’Iran une République islamique. A l’époque, jeunes ou moins jeunes, nous n’avions pas encore identifié la dimension répressive et totalitaire de l’islamisme.  D’ailleurs, à l’époque, il n’y avait même pas de mot pour “ islamisme . C’est par la suite qu’il est apparu dans le langage politique avec les expériences algérienne et iranienne. Avant, nous ne savions pas ce que c’était. Même en Occident en fait, le monde entier regardait Khomeini comme une personnalité politique positive. 

Or, c’était un idéologue de l’islamisme et l’Iran est devenu un laboratoire pour cette idéologie. Ça s’est avéré catastrophique pour le pays et les femmes en ont été les premières victimes. L’un des premiers actes de Khomeini a été d’appeler les femmes à porter le voile. Ensuite, le régime a continué à instaurer la terreur. Il a réduit la société civile au silence en mettant des gens en prison ou en les exécutant. 

Je n’étais bien sûr pas d’accord avec tout cela et j’ai choisi de continuer la lutte clandestinement. Cela a duré plus de deux années, au bout desquelles je me suis vue forcée de prendre la route de l’exil. J’étais sur la liste noire du pouvoir et donc en danger. J’ai quitté l’Iran pour m’exiler en France. C’était censé être temporaire et je pensais repartir chez moi rapidement mais au bout de quelques années, je me suis rendue compte que les islamistes étaient là pour rester. J’ai donc appris le français, j’ai fini mes études et je me suis mise à publier des essais et des livres (1) sur des sujets touchant à l’islam politique et au voile, ainsi que des textes littéraires. 

Que savez-vous de la situation actuelle en Iran ? 

Je suis évidemment l’actualité de très près. Je vois que les manifestations ont lieu dans tout le pays et je suis très touchée. D’un point de vue extérieur, on peut se demander “ comment la question du voile peut devenir le problème numéro 1 d’un pays en si peu de temps ? ” En réalité, cela fait des années qu’il y a des contestations à ce sujet. La mort de Mahsa Amini n’est que la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ! Le mouvement a pris de l’ampleur. 

Les hommes participent pleinement à ces contestations qui ciblent le système politique tout entier. La jeunesse est aussi au rendez-vous. Des jeunes de 15 ans sont dehors actuellement, à protester. C’est inquiétant pour leur vie, mais en parallèle, cela apporte aussi beaucoup d’espoir. Ils ont bien compris que la lutte pour la liberté est dans l’intérêt de tou·tes. La colonne vertébrale de l’idéologie islamiste, c’est le sexisme. La domination sur les femmes et l’accaparement de leur corps sont au cœur du modèle de fonctionnement islamiste. Donc s’attaquer au voile, c’est en fait chercher la liberté. Le slogan des protestations actuelles c’est : “FEMME, VIE, LIBERTE”. Sans la liberté des femmes, la liberté de la société n’est pas possible. L’ordre répressif actuel veut imposer un modèle idéologique qui étouffe le peuple. Il n’y a aucune liberté personnelle, aucune perspective de vie. 

Je suis en contact, avant tout grâce aux réseaux sociaux, avec des militantes iraniennes. Chaque citoyen·ne ou presque fait le travail d’un journaliste indépendant·e en ce moment. Elles/ils récoltent des images et des récits comme des reporters pour les partager avec le monde. Cet accès à leurs paroles est précieux mais le gouvernement commence à restreindre l’accès de certains sites, et même à couper Internet. C’est de plus en plus difficile d’avoir de leurs nouvelles. Le gouvernement isole le peuple pour mieux le dominer. Malgré tout, la communication continue. Parfois hachurée, parfois laborieuse, mais elle continue. 

Que pensez-vous de la mobilisation dans le monde et en France ? 

La mobilisation de la société civile est clairement au rendez-vous. Le monde est solidaire du combat du peuple iranien. Les féministes du monde entier soutiennent le mouvement. En revanche, nous ne pouvons pas en dire autant des politiques européen·nes. La position de l’Europe n’est pas à la mesure de ce qui se passe dans le pays. Les Iranien·nes sont assez fâché·es avec les dirigeant·es des pays démocratiques car elles/ils ne s’impliquent pas assez. Dernièrement, les Nations Unies ont réuni les dirigeant·es mondiales/mondiaux à New York dont le Président de la République iranienne et l’accueil qu’il a reçu était scandaleux ! Aucun dirigeant·e ne l’a mis face à ses responsabilités, personne ne l’a interpellé sérieusement sur la répression violente, la restriction d’Internet et la censure. Ça me désole. 

Comment voyez-vous l’avenir ? 

Les mouvements sociaux sont toujours imprévisibles. Ce qui est enthousiasement en ce moment, c’est de voir que les Iranien·nes ont compris que la lutte contre la répression des femmes est la clé pour la liberté de toute la société. Pour ce qui est de l’avenir, c’est très dur à dire. Le président iranien est rentré de New York et il va sans doute décider de durcir la répression. L’Iran a un lourd passé de mouvements qui ont été réprimés par les forces de l’ordre. Ce qui est sûr, c’est que les gens sont déterminé·es à rester dans la rue. Donc tout peut arriver. Et je me dis que quoi qu’il arrive, même si ce mouvement actuel venait à mourir, il n’aura pas été vain. Il renaîtra plus fort et dans une forme plus radicale encore. Une page a été tournée dans l’histoire contemporaine de l’Iran, du Moyen Orient et du monde entier. Les femmes sont au centre d’un mouvement populaire pour la liberté qui n’est pas près de s’effacer. 

Propos recueillis par Eva Mordacq 50-50 Magazine

1 Essais et livres de Chahla Chafiq 

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