Articles récents \ Monde \ Pays Arabes Rita el Khayat : « Donner la vie pour envoyer ses fils à la guerre, ce n’est pas concevable »
Proposée pour le prix Nobel de la paix, la Marocaine, psychiatre, psychanalyste et anthropologue, Rita el Khayat est, avant tout, une femme engagée. Depuis des décennies, elle explore les mécanismes de domination masculine et féminine en lien avec les violences faites aux femmes. En visitant plus de 90 pays, Rita el Khayat a pu comparer ces violences, le rôle des traditions et le développement de la condition des femmes laquelle évolue en fonction du bon vouloir des hommes.
Au Maroc, où en est la réforme de la Moudawana, le code de la famille, promis par le roi du Maroc ?
On est encore au stade des concertations. Depuis 2004, des délibérations sont en cours pour une refonte de ce code. En 25 ans, sa majesté Mohammed VI a réalisé deux remaniements importants dans le bon sens mais les mentalités peinent à changer. Le dogme musulman ne sera pas entamé mais les amendements devraient permettre aux femmes d’accéder à des droits humains élémentaires comme l’égalité dans l’héritage et l’interdiction totale du mariage forcé. La polygamie est interdite sous certaines conditions (autorisation de la première femme) depuis 2004 mais continue d’exister par des biais juridiques. Je reste optimiste.
Avez-vous des chiffres sur les violences faites aux filles et aux femmes au Maroc ?
La violence faite aux femmes est traditionnelle et rituelle. Et pourtant, la femme est la plus indiquée pour apporter la paix, l’homme se laissant envahir par ses forces viriles. D’après les chiffres officiels du Haut-commissariat au Plan, en 2021 le coût total des violences physiques et/ou sexuelles à l’égard des femmes a été estimé à 2,85 milliards de dirhams (environ 308 millions de dollars) par an. 62,8% des femmes de 18 à 65 ans affirment avoir déjà subi des violences physiques, psychologiques, sexuelles ou économiques, parmi elles 55% déclarent être victimes de violences conjugales et 13,5% des violences familiales. Les violences touchent toutes les catégories de femmes mais particulièrement celles entre 15 et 24 ans.
Dans mon essai Les violences traditionnelles contre les femmes, j’ai analysé les causes de cette agressivité hors normes. Le système patriarcal a permis d’exercer la violence à l’encontre des femmes dans des formes extrêmement diverses et disparates. Cet ouvrage est unique par sa documentation et le passage en revue de toutes les cultures et de toutes les époques ayant exercé ou exerçant encore la violence sur la composante féminine, phénomène existant dans toutes les sociétés du monde.
Vous avez écrit près de 40 ouvrages. Dans Les filles de Shéhérazade, vous expliquez que les femmes arabo-islamiques ont donné naissance à des « bombes humaines ».
Certaines femmes, surtout dans des pays en guerre ou dans des camps de réfugiés, élèvent leurs fils pour qu’ils deviennent des combattants. Elles deviennent, de fait, un vecteur actif de cette violence et reflètent le miroir du patriarcat. Donner la vie pour envoyer ses fils à la guerre, ce n’est pas concevable. Ces femmes, en agissant ainsi, perpétuent ces violences et alimentent le patriarcat. Il est impératif de promouvoir une humanité différente.
Il faudrait déjà des naissances sans violence. Une fillette née au Soudan, sera excisée, aura beaucoup de risques de mourir avant ses 2 ans, sera dénutrie et mariée de force. Une fillette née en Suède n’aura pas le même destin. Il existe une disparité entre les peuples que ce soit dans l’accouchement, l’accueil à la naissance ou dans la primo-éducation. La fille n’est qu’un bout de chair dans certains pays. Si un parent est maltraitant en Suède, l’Etat prendra la relève. Ce n’est pas le cas dans beaucoup de pays. A mon niveau, j’essaie d’humaniser l’humanité comme l’ont fait Georges Devereux, Bernard This, Françoise Dolto ou Jean Baby, mes maitres et maitresses à penser. Je tente de transmettre leurs idées à travers mes ouvrages et conférences.
Avez-vous noté un changement de mentalité chez les jeunes générations sur la question de l’égalité ?
Oui, j’ai noté un changement radical qui se développe à deux vitesses. J’ai sillonné le Maroc pour le cinéma pendant les trois dernières années et j’ai remarqué un grand développement des infrastructures. Il y a un bond économique et le Maroc s’en est enrichi grâce à son ouverture anthropologique. C’est un modernisme de type arabo-musulman et non islamiste. Notre jeunesse est plus ouverte mais divisée en deux, l’une est trépidante et l’autre remplie d’idéologie islamiste. En ce moment c’est la fête du mouton, c’est un rituel qui a traversé les siècles, entouré de fêtes, de gâteaux, de parures, de fleurs d’oranger…Cet art de vivre marocain est en train de disparaître car les classes sociales fusionnent et le mode de vie devient plus populaire. Il existe une césure entre le monde urbain et rural. On assiste à un envahissement des villes par les ruraux, déjà par le facteur de la natalité. Les familles dans les campagnes ont plus d’enfants. Pour moi, Casablanca est une ville rurale. Dans quelques temps, on ne reconnaîtra plus les ruraux des citadins. C’est un phénomène qui existe partout. On assiste même et partout à une homogénéisation de l’humanité.
Au Maghreb, à quel âge une femme est mise au rebut ? Est-ce pareil qu’en Occident ? Je fais allusion à votre dernier essai, La beauté des vieilles femmes.
Au-delà de 45 ans, la femme ne correspond plus à ce que l’homme « chasse », drague et désire. Dans le monde du cinéma, les comédiennes sont comme un bétail prêt à être consommé de plus en plus jeune. L’âge du renoncement à la grossesse vient avec la ménopause. Pourquoi le sexe féminin est-il obligé de s’arrêter d’enfanter alors que le masculin peut se reproduire jusqu’à la mort ? Cette inégalité biologique est une horrible injustice. De plus en plus de Marocaines luttent pour rester jeunes en utilisant des stratagèmes comme la chirurgie esthétique. Avec leur bouche gonflée, elles deviennent des momies. Kim Kardashian a fait du mal aux femmes avec son nez refait, son gros fessier, ses implants dentaires et ses sourcils comme deux bâtons. La nature sera toujours plus belle que l’artifice. Il existe des risques comme des cancers qui se réveillent après une chirurgie esthétique ou des risques d’embolie quand on implante de la graisse du ventre dans les fesses. Mêmes des femmes diabétiques s’y mettent, c’est sordide ! Certaines femmes font tout pour conserver leur « capital beauté » et trouver un homme riche. Pour moi, Brigitte Macron est une révolution anthropologique et Brigitte Bardot a fait un magnifique cadeau en se montrant avec ses rides. Accepter les changements de son corps, c’est aussi lutter contre le patriarcat.
Propos recueillis par Laurence Dionigi 50-50 Magazine