Articles récents \ Monde \ Asie Shumona Sinha: «Coucher avec une femme de basse caste est aussi grave que coucher avec une truie et un peu moins grave que coucher avec une vache»
Autrice primée, la Franco-indienne, Shumona Sinha , a publié de nombreux ouvrages dont certains dénoncent le non-respect des droits élémentaires des femmes en Inde. Sinha nous livre sa vision d’hier et d’aujourd’hui sur le statut des femmes en Inde.
Comment expliquez vous que les castes durent et perdurent malgré les innombrables inégalités et violences que ces ségrégations engendrent depuis des millénaires ?
Je vous remercie pour l’intérêt que vous portez au sujet de la condition féminine en Inde. Mon pays natal est un pays de paradoxes. Nous avons eu une cheffe d’Etat, la/le Premier·e Ministre étant le dirigeant réel du pays Indira Gandhi. Il existe de nombreuses leaders femmes dans tous les partis politiques, ainsi que la présence forte des femmes dans quasiment toutes les professions. Ni la constitution, ni aucune loi étatique n’enfreignent la participation des femmes indiennes à la vie professionnelle. Mais la réalité est plus complexe que cette façade.
L’hindouisme est une religion sadique et masochiste qui punit ses propres adeptes au profit d’une minorité de haute caste brahmane. La ségrégation religieuse est le nécessaire instrument utilisé par les fondamentalistes hindouistes pour maintenir le système d’exploitation économique, de concentration du pouvoir politique. Mis à part le Bengale et le Kerala, deux régions gouvernées par le Front de gauche dirigé par le parti communiste CPI(M), de 1977 à 2011 pour le Bengale, pour le Kerala depuis 1980 jusqu’à présent, où la laïcité est le mot d’ordre dans tous les sphères publiques, dans le reste de l’Inde la ségrégation castiste dicte la vie familiale, sociale, éducative, professionnelle et politique. Ce que vous jugez, à juste titre, comme contradictoire dans le système de castes, demeure la clé de son succès à maintenir le système pyramidal de la domination au sein de la communauté hindoue. Au capitalisme, qui est lui-même un système totalitaire d’exploitation et de ségrégation de classes sociales, s’ajoute le système de ségrégation castiste. Pour qualifier l’Inde d’aujourd’hui nous pouvons employer le terme « techno-féodalisme » avec la dérive assumée vers une théocratie. Depuis l’indépendance en 1947, la confusion entre le pouvoir économique et politique continue. L’avancée technologique capitaliste en Inde est aujourd’hui intrinsèquement mêlée avec le système féodal. Depuis son arrivée au pouvoir, Narendra Modi, le Premier Ministre indien ultranationaliste, d’extrême-droite hindouiste du parti BJP et de sa milice fasciste RSS, fondée en 1925 inspirée de Hitler et surtout de Mussolini, a mis en place son projet d’Hindutva : faire émerger l’Inde en tant qu’une nation hindoue, où les citoyens d’autres religions seront discriminés, violentés, parfois assassinés. Le nettoyage ethnique fait partie du programme de la milice RSS. D’un côté les classes populaires et moyennes sous l’emprise enivrante des croyances et des pratiques ancestrales hindouistes, qui se traduit d’une part, par la haine aveugle à l’encontre des musulman·es, des chrétienn·es, de tous les opposant·es de Modi et de l’Hindutva, d’autre part la concentration du pouvoir chez les magnats milliardaires (Ambani, Adani…) ainsi que les technocrates de la Silicon Valley (Sundar Pichai, Satya Nadella…) qui sont les soutiens infaillibles de Narendra Modi.
En deux mandats, Modi a capturé le pouvoir étatique et médiatique. Et comme dans n’importe quelle nation fascisante, les femmes sont sans surprise les premières victimes. Évidemment davantage les femmes musulmanes, mais aussi les femmes hindoues de castes inférieures, violées, violentées, assassinées par les hommes brahmans en toute impunité. D’un côté il y a par exemple Swadhhi Ritambhara – une leader du BJP ultrareligieuse, propagandiste du discours xénophobe ultra violent, inculpée dans des meurtres et émeutes communautaristes, et d’autre part de nombreux hommes musulmans et des hommes hindous de castes inférieures qui sont aussi ses victimes. Nous comprenons qu’un simple discours féministe ne suffira ni pour comprendre la problématique indienne, ni pour la résoudre.
Quelle est la place des femmes dans l’Hindouisme ?
Paradoxale. Les mythologies hindoues païennes vénèrent la femme. Les déesses sont présentées comme l’essence de la force de tous les dieux, elles sont sublimées par l’imaginaire poétique. Mais comme les trois religions monothéistes, le texte fondateur de l’hindouisme Manusmriti, proposé par Manu (1), rédigé environ IIe siècle avant notre ère, définit le rôle et la place des femmes de façon punitive, dégradante, humiliante. J’en cite quelques préceptes dans mon dernier roman Souvenirs de ces époques nues, où il est question de payer des amendes selon le « péché » commis, par exemple : coucher avec une femme de basse caste est aussi grave que coucher avec une truie, un peu moins grave que coucher avec une vache. Selon Manu un homme a le droit, voire le devoir de battre, punir, abandonner son épouse si elle ne lui obéit pas, n’accomplit pas le devoir conjugal, n’est pas capable d’enfanter… etc.
Est-ce que ces règles ancestrales dictent les us et les coutumes d’aujourd’hui ?
Le mariage chez la majorité des hindous est organisé encore aujourd’hui en suivant les strictes lois religieuses. L’homme hindou, père, mari et fils, est conditionné depuis des siècles à penser et à agir selon ces lois hindoues misogynes et discriminatoires. Ces discriminations sont davantage flagrantes chez les classes populaires et moyennes, par faute d’éducation, dans des régions qui sont les bastions du BJP et du RSS. Mais il existe aussi de nombreuses luttes féministes, émancipatrices menées collectivement et individuellement, à travers l’Inde. La condition féminine a certainement évoluée. En cas de viol, contrairement à l’omerta imposée d’autrefois, il y a des mouvements massifs des citoyen·nes. Ce que l’hindouisme impose, les femmes indiennes depuis des décennies ont pris l’habitude de les déjouer, selon leur condition socio-économique, leur conscience politique…
Comment expliquez-vous que certaines femmes indiennes accèdent à des postes importants comme Droupadi Murmu, l’actuelle présidente de la République fédérale, alors que l’Inde reste le pays « le plus dangereux au monde pour les femmes » d’après le classement de l’agence Reuters ?
La condition féminine n’est pas seulement une problématique de genre, mais aussi et surtout de classes sociales, pour l’Inde, s’y ajoute le paradigme de la caste. Nommer Droupadi Murmu comme Présidente est une stratégie rusée. À savoir que la/le président·e joue un rôle décoratif et ne détient aucun pouvoir politique réel. Mais cette nomination est conforme à la propagande massive et très habile de Modi. Présenter devant le monde les leaders femmes comme un catalogue convaincant progressiste de son parti, au contre-point des islamistes. Or, son bras droit Yogi Adityanath, des députés et sénateurs font publiquement appel au viol et au massacre des femmes musulmanes, ainsi que des femmes hindoues qui se marient avec des musulmans. Dans des universités les sbires du BJP et du RSS tabassent les étudiant·es, menacent de les violer. Actuellement au Bengale, plus précisément à Calcutta, il y a un mouvement massif depuis le viol collectif d’une jeune médecin. J’ai interviewé un médecin leader de ce mouvement. Ces viols sont souvent de la vengeance politique.
Modi est un homme foncièrement malhonnête, menteur qui dissimule parfaitement son dessein macabre fasciste et se présente en patriarche respectable. En tant qu’écrivaine franco-indienne, je suis outrée de voir Modi comme l’invité d’honneur du 14 juillet en 2023, reparti décoré de Légion d’honneur le lendemain. Nous sommes nombreuses/nombreux, journalistes, politologues, autrices/auteurs, à exposer la politique ultra-nationaliste, d’extrême-droite fascisante de Modi depuis des années. Visiblement en vain ! Face aux intérêts commerciaux, les droits humains sont piétinés.
Êtes-vous en lien avec les associations féministes en Inde ?
Je me souviens d’une élève quand j’enseignais le français dans une école des langues étrangères à Calcutta, en 1990 à 2000 : elle s’apprêtait à se marier et apprenait le français parce qu’elle voulait continuer à écrire dans son journal intime en français, pour que cela reste inaccessible à sa belle-famille. C’était une façon discrète et délicate de préserver son espace vital. Puis il y a des combats plus spectaculaires, menés par les associations, les partis, les ONG… Je les connaissais à l’époque, étant militante et leader de la section estudiantine du parti communiste (CPI(M) pendant près de dix ans. Depuis que je vis à Paris je n’ai plus de lien direct avec les associations mais avec les leaders du parti communiste, même si je suis les combats menés en Inde.
Petites filles assassinées à la naissance, maltraitance, viols, mariages forcés, manque d’éducation et de soins … cet apartheid de genre concerne-t-il toutes les castes ?
Au cœur du projet d’Hindutva de Modi se trouve la vision eugéniste. Celui qu’on nomme « le boucher du Gujarat », à la suite du pogrom des musulman·nes perpétré pendant son mandat en tant que ministre en chef de cet État, a mis en place un « laboratoire » d’Hindutva. J’ai consacré un chapitre sur Modi dans mon récit L’autre nom du bonheur était français. Encadrer la société selon les préceptes nationalistes hindouistes, notamment dans la réécriture de l’Histoire dans les manuels scolaires, remplacer les cours d’histoire et de science par les mythologies et les textes religieux hindous, mais aussi proposer dans des cliniques privées aux futurs parents de suivre des rituels hindous afin d’engendrer des enfants « supérieurs », comprendre grands, à la peau claire et au QI élevé, à l’image des Aryens, etc : la liste du « laboratoire » est longue et ambitieuse. Le « brahman » selon Modi et le Sangh Parbibar, l’ensemble des partis et des milices hindouistes, est l’Aryen d’Hitler, ou inversement. L’apartheid de genre est surtout celui de caste. Un cercle vicieux est créé. Plus les familles de castes dites inférieures sont opprimées, en manque d’accès à l’éducation, donc au travail correctement rémunéré, plus elles sont appauvries et donc plus les femmes de ces castes risquent d’être victimes de toutes sortes de maltraitances, viols, mariages forcés. Autrefois les filles dans le milieu pauvre grandissaient dans des conditions plus précaires que leurs frères et camarades garçons. Aujourd’hui, le progrès de la science est utilisé pour faire l’échographie de la femme enceinte, et en cas de fœtus fille, la belle-famille l’oblige à se faire avorter. La condition féminine chez les Hindous ressemble à un nœud étouffant entre le genre, la caste et la classe sociale.
Vos romans s’inspirent-ils d’histoires réelles ? Quel est celui qui a été le plus difficile à rédiger en termes d’émotion ?
Oui, tous mes romans sont inspirés du réel. Les petites histoires sont inventées et insérées dans la grande Histoire. Je dirais qu’il s’agit d’une uchronie partielle : je prends de grands pans de l’Histoire, les fragmente pour y insérer les histoires individuelles de mes personnages. Ils sont certains réels, d’autres composés de part réelle et fictive. Dans mes romans figurent Indira Gandhi, Narendra Modi, Mamata Banerjee (ministre en chef de l’Etat du Bengale)… Je pense que l’écriture de chacun de mes romans m’a procuré des émotions fortes, que j’ai dû gérer, doser, utiliser dans l’intérêt romanesque. Mais peut-être le roman Apatride fut le plus douloureux car je composais le personnage de Mina, une jeune femme violée, étranglée, brûlée vive… C’est une histoire vraie. Il a fallu que je dompte cette violence inouïe dans l’espace de mon texte, lui invente une nouvelle vie, un nouveau souffle. Mais aussi, c’est un roman post-Charlie, et ce pan de la réalité est exposé à travers le personnage d’Esha, une Indienne enseignante dans la région parisienne, qui subit les fractures sociales, le racisme et le sexisme en France. Même si ce roman est apprécié par un certain nombre de mes lecteurs/lectrices, avec le recul je regrette de ne pas avoir pris le temps de saisir les complexités des réalités contradictoires, d’avoir « commis » un texte circonstanciel.
Quel est votre message pour la jeune génération française et indienne ?
Ne pas oublier que la condition féminine est l’élément intrinsèque de la condition socioéconomique. Le combat féministe est indissociable de la lutte des classes, de la lutte anticapitaliste, par extension de la lutte antiraciste. Les hommes féministes sont nos alliés, tout comme les femmes représentant le pouvoir archaïque réactionnaire sont nos ennemis idéologiques. Entre Elisabeth Lévy et l’économiste Michael Zemmour, vous allez choisir qui ? Le capitalisme ultra-libéral a ses réseaux tentaculaires à travers la planète, les multimilliardaires et les multinationales agissent, établissent leurs pactes, en négociant avec les chefs d’Etats autoritaires, ultrareligieux : le combat féministe, anticapitaliste et antiraciste aussi devrait être sans frontières. Il faut en finir avec l’exotisation des intellectuel·les du Sud et lire leurs textes en déplaçant constamment le lieu de discours. Il serait très intéressant par exemple de lire Gayatri Chakraborty Spivak, Romila Thapar… J’ai beaucoup d’espoir en la jeune génération en France et en Inde. Le vieux monde est en train de mourir et un nouveau monde est en train de naître. Forcément cette transition n’est pas sans conflit, sans violence, mais il faut l’accompagner, y contribuer, et j’ai beaucoup d’admiration pour cette nouvelle génération de politiques, activistes, journalistes, artistes et autrices/auteurs engagé·es.
Propos recueillis par Laurence Dionigi 50-50 Magazine
1 Manu selon la mythologie hindou était le précurseur de l’humanité
Sinha Shumona : Souvenirs de ces époques nues Ed . Gallimard/Blanche 2024 – L’autre nom du bonheur était français Ed. Gallimard/Blanche 2022 – Apatride Ed. L’Olivier 2017
Photo de Une : Francesca Mantovani/Gallimard