Articles récents \ Chroniques Chronique l’air du psy : 2024, quand le cinéma questionne la dignité des femmes
Nous avons choisi de faire entrer en résonnance deux films qui mettent en vedette un personnage féminin. Le premier film américain, Anora, a obtenu la palme d’or à Cannes cette année. Sean Baker en est le réalisateur. Le second film espagnol d’Icíar Bollaín, co-scénarisé avec Isa Campo, film de femmes donc, nous plonge dans L’affaire Nevenka. Ces films mettent en scène des femmes qui se battent pour leur dignité face à des hommes de pouvoir.
Anora est une stripteaseuse de Brooklyn. Au début, nous allons passer beaucoup de temps dans le club à circuler entre strip-tease, pole dance et espaces plus intimes. Cette plongée insistante dans l’univers prostitutionnel suscite la nausée. Les clients offrent une image pitoyable d’une masculinité excitée par ce qui relève de l’instrumentalisation du corps des femmes. Anora va rencontrer le prince charmant, qui lui propose assez rapidement de l’épouser. L’immaturité de ce «gosse de riches oligarques russes» est palpable. Anora est insouciante. D’abord dubitative, elle accepte finalement ce rêve inattendu. Quand la nouvelle du mariage parvient aux parents, tout est mis en œuvre pour annuler ce mariage «avec une pute». Mais s’il est facile de se marier à Las Vegas, la législation ne permet pas qu’un mariage s’annule, un divorce est nécessaire. Lorsque ceux qui apparaissent inauguralement comme des hommes de main débarquent pour régler cette affaire, Ivan (le jeune marié) prend la fuite. Anora est alors captive des deux hommes diligentés par l’homme d’affaires russe.
J’ai été troublé par le ressort comique d’une scène dans laquelle Anora se défend physiquement. Elle se bat telle une super-héroïne. Qu’est-ce qui nous fait rire ? Qu’elle puisse être violente «comme un homme» ? Qu’elle se batte vaillamment sans crainte d’affronter ces hommes ? Qu’ils soient décontenancés par sa détermination ? Anora finira ligotée et surtout bâillonnée après avoir hurlé sans relâche. Sa sauvagerie est impressionnante. Elle n’a peur de rien et s’appuie sur la légitimité de son mariage. C’est Ivan qui a voulu l’épouser et non elle qui aurait intrigué.
Lorsque le couple parental débarquera de Russie, Ivan apparaîtra ivre et irresponsable, lâche et soumis à ses parents tel un garçonnet qui a fauté. Nous allons alors assister à une lutte inégale entre Anora, qui défendra sa dignité face à la mère phallique d’Ivan. Le père d’Ivan semble une crapule effrayante, qui ne s’abaisse pas à parlementer. Il donne ses ordres à des exécutants. Curieusement, là c’est la mère d’Ivan qui semble aux commandes, n’exprimant que mépris pour Anora.
La dernière scène du film nous dévoile les ressorts de la prostitution. Si Anora maîtrise les règles du jeu face aux clients qu’elle fait jouir en les dominant sous des dehors «d’allumeuse» (1), par contre, être confrontée à un homme qui la respecte et n’entend pas être traité comme un client lui est insupportable. La clôture du film par les sanglots de désespoir semblables à ceux d’un nourrisson nous disent combien la prostitution est le résultat de maltraitances, abus et viols et n’est jamais le fruit d’un supposé consentement.
L’affaire Nevenka nous emmène dans l’univers du pouvoir politique, d’essence prioritairement masculine. Nevenka Fernandez est une jeune et jolie femme brillante. Ismael Alvarez, le maire de Ponferrada lui propose d’intégrer l’équipe municipale. L’affaire est vite conclue, le salaire et le poste proposés sont mirobolants. Peu de temps pour réfléchir, la confiance instantanée est valorisante. Dans l’exaltation des débuts, survient la mort de l’épouse d’Ismael. Il s’épanche auprès de Nevenka et suscite sa compassion. L’investissement authentique est empreint de la naïveté et l’enthousiasme d’une débutante. Une brève aventure survient entre cette jeune femme de vingt-cinq ans et l’ogre désireux de chair fraiche, qui a le double de son âge. Assez rapidement, Nevenka met fin à cette relation pour se recentrer sur le champ professionnel. Elle est rigoureuse et sent bien la confusion produite par cette histoire. Ismael est un homme puissant, il n’entend pas qu’on lui résiste.
Ce film déploie pertinemment le lien d’emprise destructeur avec les diverses facettes du bourreau : tantôt charmeur, valorisant, repentant, tantôt impitoyable et rabaissant. Les humiliations publiques discréditent Nevenka, désormais perçue comme «la pute du maire». Nous assistons à la déchéance de Nevenka, brillante, mais cassée par celui qui la veut à sa merci. Ismael est prêt à la détruire si elle ne se soumet pas à ses exigences.
Si les concepts de harcèlement moral et de perversion narcissique font désormais partie du langage commun, le film d’Icíar Bollaín en déplie remarquablement les mécanismes depuis la phase idyllique jusqu’à la descente aux enfers. Le combat est impitoyable entre celui qui dispose du pouvoir et des réseaux d’influence et celle qui n’a que sa candeur et son sérieux et se retrouve broyée par cet homme. Seule la sororité permettra à Nevenka de ne pas sombrer et de recouvrer la force de combattre et faire triompher la justice. La scène magistrale du procès survient lorsqu’il est fermement rappelé à l’avocat général que « la plaignante n’est pas l’accusée ». L’homme politique sera condamné, la sanction sera confirmée en appel, mais… Nevenka sera contrainte de s’expatrier pour poursuivre une carrière, car en Espagne, impossible d’y prétendre à un emploi. Ismael ne se représentera aux élections que quelques années plus tard. La réalisatrice a raconté que le parti populaire avait fait en sorte que le tournage ne puisse se faire à Ponferrada (2).
Et dire que le discours commun prétend que les femmes portent plainte pour faire leurs intéressantes ou en retirer quelques subsides ! Quelle audace tout de même ! Loin d’être des «hystériques», ces femmes courageuses, qui osent affirmer ce qu’elles ont subi, en payent le prix fort. Elles ont tout à perdre lorsqu’elles dénoncent des faits de violences. Les cultures du viol et de l’inceste (3) ont encore, hélas, de beaux jours devant elles. Le résultat des élections outre Atlantique constitue une belle illustration de l’influence du discours masculiniste.
Daniel Charlemaine 50-50 Magazine
1 Christine Van Geen explore avec talent ce terme dans son récent livre Allumeuse, genèse d’un mythe. Ed. Seuil.
2 RFI «L’affaire Nevenka, premier procès #MeToo en Espagne». 7/11/24.
3 Sur cette notion, le récent livre de Cécile Sée Ce que Cécile sait, journal de sortie d’inceste, alterne dessins et textes et foisonne de références. Ed. Marabout