Articles récents \ Monde \ Europe Tamar Kintsurashvili : «En Géorgie, nous menons des recherches sur la désinformation, notamment des études sur la désinformation sexiste»

L’activiste géorgienne Tamar Kintsurashvili est la fondatrice, directrice exécutive de Media Development Foundation (MDF) et rédactrice en chef du portail en ligne de vérification des faits (fact-checking) Myth Detector. Son principal domaine d’expertise est la recherche sur les discours de haine, la propagande anti-occidentale et la désinformation, y compris les contenus préjudiciables fondés sur l’identité sexuelle, bien qu’elle ait une grande expérience de la création et de la mise en œuvre de politiques en matière de droits humains en Géorgie. Autrice de nombreuses publications sur la mobilisation anti genre et anti-LGBTQI, la propagande anti-occidentale, la guerre de l’information russe, Tamar Kintsurashvili enseigne également l’éthique des médias et les méthodes de recherche sur la propagande à l’université d’État d’Ilia.
Vous êtes une femme engagée dans votre pays et vous luttez notamment contre la désinformation et pour des media éthiques. Pouvez-vous nous parler de votre action, de votre engagement et de la situation actuelle en Géorgie, en matière de droits fondamentaux et d’ l’égalité femmes-hommes ?
Je suis fondatrice et directrice exécutive de la Fondation pour le développement des médias, une organisation à but non lucratif et rédactrice en chef de la plateforme de vérification des faits Myth Detector. Je suis également professeure associée à l’université d’État d’Ilia, où j’enseigne l’éthique des médias et les méthodes de recherche sur la propagande.
La Géorgie est un pays post-soviétique qui a célébré son statut de candidat à l’Union Européenne prévue initialement pour la fin de l’année 2023. Cependant, la situation s’est rapidement détériorée en raison du virage autocratique du gouvernement. Le premier pas dans cette direction a été l’adoption d’une loi controversée sur les agents étrangers, copiée sur la législation russe. À la suite d’élections législatives controversées, le gouvernement a décidé de reporter le processus d’intégration à l’UE en 2028. Ces mesures ont déclenché une puissante vague de protestations pro-européennes dans tout le pays, tout en recevant l’approbation du Kremlin.
La Géorgie a connu une augmentation sans précédent d’attaques physiques et verbales contre l’opposition, les organisations de la société civile, les représentant·es des médias et les activistes en réponse aux manifestations publiques en cours.
Amnesty International a récemment exprimé ses inquiétudes quant à l’impunité apparente qui entoure l’arrestation de la journaliste Mzia Amaglobeli (1) et d’autres manifestant·es, s’interrogeant sur les motifs de sa persécution.
Vous êtes journaliste, pourquoi vous êtes-vous engagée spécialement sur cet enjeu de la vérification des informations diffusées dans les media et les réseaux sociaux, ce qu’on appelle le «fact checking» ?
En tant que journaliste et fondatrice d’une ONG axée sur les droits fondamentaux, le renforcement de la résilience de la société et l’égalité, nous nous efforçons de protéger l’écosystème des médias contre les informations nuisibles tout en donnant aux citoyen·nes les moyens de disposer d’informations fiables, essentielles à une société démocratique. L’information, c’est le pouvoir, et les gens prennent des décisions en fonction des informations qu’ils reçoivent ; c’est pourquoi notre mission est de défendre l’espace démocratique contre la pollution de l’information. Nous menons des recherches sur la désinformation, notamment des études sur la désinformation sexiste, en lançant des actions de sensibilisation ainsi que des initiatives d’éducation aux médias.
Justement, êtes-vous confrontée à des obstacles spécifiques dans votre engagement, et en particulier en tant que femme ?
Lorsque le gouvernement a lancé la loi dite sur les agents étrangers, elle n’avait même pas été adoptée que des individus masqués ont vandalisé notre bureau à deux reprises. Ils ont collé des affiches sur les murs de l’entrée de notre bureau, nous qualifiant de «mangeurs de subventions» qui «utilisent l’argent étranger pour répandre des mensonges ». Nous avons été traités de «fascistes pseudo-libéraux», de «traîtres à la patrie», d’ «espions» et d’«esclaves». Ma photo a été légendée avec l’accusation que je suis une «exécutrice d’ordres étrangers» et qu’ «il n’y a pas de place pour les espionnes étrangères dans le pays.»
Ces attaques ciblées ne sont pas des incidents isolés ; des cas similaires ont été signalés contre des journalistes, d’autres ONG partenaires et des militant·es. En raison de nos activités, j’ai reçu de nombreux courriels contenant des menaces de viol dirigées contre moi et nos vérificatrices/vérificateurs de faits après les élections. Or, bien que nous ayons déposé un recours, aucune mesure n’a été prise à ce jour pour ouvrir une enquête sur cette affaire.
Vous poursuivez malgré tout votre lutte. Quelles sont les réussites dont vous êtes particulièrement fière ?
Oui, malgré les défis auxquels nous sommes confrontées, nous avons de nombreuses réussites dont nous sommes fier·es. Grâce à notre partenariat avec Meta, nous avons pu signaler la désinformation sur ses plateformes, ce qui contribue à réduire la diffusion de contenus préjudiciables non seulement en Géorgie, mais aussi en Russie, en Ukraine et en Belarus. En outre, nous nous engageons auprès des jeunes par le biais de programmes d’éducation aux médias, et de nombreux diplômé·es de ces programmes travaillent aujourd’hui comme fast-checkers (vérificateurs de faits) dans notre bureau. Le programme permet aux participant·es non seulement d’apprendre, mais aussi de mettre leurs connaissances en pratique en publiant des articles sur notre site web. Notre jeu d’éducation aux médias, Operation Infection, qui se concentre sur la propagande soviétique, a remporté le prix Globalfact 11 pour le format le plus créatif.
Y a-t-il des personnes qui vous ont inspirée tout au long de votre parcours ou des ressources qui vous ont aidé concrètement ?
La principale motivation pour réussir est la conviction que le travail que nous faisons est important. Cette conviction me renforce, ainsi que le soutien des partenaires qui font confiance à notre organisation et nous aident à mettre en œuvre des projets vitaux pour notre pays, en particulier en ces temps troublés.
Si vous n’aviez qu’un seul message à transmettre, quel serait-il pour l’avenir ?
Dans le monde turbulent d’aujourd’hui, où le désordre de l’information rend difficile la distinction entre la vérité et le mensonge, il est essentiel de rester ferme et de défendre les valeurs universelles qui unissent le monde libéral. La cohérence et l’intégrité ne sont pas négociables lorsque nous naviguons dans la confusion et la distorsion.
Propos recueillis par Jocelyne Adriant Mebtoul 50-50 Magazine
1 L’éminente journaliste géorgienne Mzia Amaghlobeli s’est jointe aux manifestations pacifiques organisées à Batoumi le 11 janvier 2025 et a été arrêtée à deux reprises. Elle est actuellement détenue et jugée pour avoir giflé le chef de la police de la ville de Batoumi, Irakli Dgebuadze. Des vidéos accessibles au public montrent de nombreuses violations des droits humains commises par la police à l’encontre des manifestantes ce jour-là, dont une dans laquelle Irakli Dgebuadze profère des menaces explicites et à caractère sexuel à l’encontre de Mzia Amaghlobeli. Plusieurs anciens détenus l’ont accusé de violences à l’intérieur du poste de police, mais il reste à la tête de la police de Batumi, alors que Mzia Amaghlobeli risque une longue peine de prison (source Amnesty international).