Articles récents \ France \ Société Les marches exploratoires, ça marche !

Les marches exploratoires, initiatives aux consonances prospectives et mystérieuses, sont nées au Canada il y une vingtaine d’années. Le but est simple: partir de l’expérience de terrain pour engager les citoyen-ne-s et les institutionnel-le-s dans un dialogue constructif sur la problématique de la sécurité des femmes en ville. Ces démarches innovantes et efficaces ont si bien attiré l’intérêt des Français-e-s qu’elles/ils s’en sont emparé-e-s. Grâce aux marches exploratoires et aux campagnes contre le harcèlement dans les transports, les institutionnel-le-s et les féministes se saisissent désormais de cette thématique montante. Marie Dominique de Suremain urbaniste et Dominique Poggi, sociologue sont les deux spécialistes françaises des marches exploratoires.

Quelle est l’origine des marches exploratoires ?

Elles ont été initiées à Montréal et Toronto dès les années 90, quand des fonctionnaires municipales se sont alliées à des organisations féministes, pour faire des diagnostics participatifs concernant la sécurité pour les femmes dans l’espace public (1)  et obtenir des améliorations concrètes. En Amérique latine le réseau «Femmes et Habitat» (2)  les a pratiquées d’abord à Rosario en Argentine et à Bogota en Colombie, avec le soutien d’ONU Habitat, qui les a diffusées aussi en Afrique. Des expérimentations ont eu lieu en Europe au début des années 2000, par des réseaux de collectivités territoriales dans le programme «Secu-cités femmes» (3).  Au Québec, il y a eu dès le départ un comité associant décideurs et organisations féministes. Dans les expériences latino-américaines, l’impulsion est venue d’urbanistes et d’associations féministes,  qui ont créé des espaces de concertation avec la ville. Elles ont développé le concept de la «sécurité humaine» comme approche participative et inclusive de la lutte contre l’insécurité urbaine.

Quels sont les objectifs des marches exploratoires ?

Les marches exploratoires ont pour objectif central l’égalité entre femmes et hommes dans l’exercice du droit à la ville, droit essentiel pour la citoyenneté et l’égalité. Le plein exercice du droit à la ville implique de pouvoir :

– participer activement à l’amélioration du cadre urbain, à la qualité des transports, à la gestion urbaine.

– circuler librement,  pouvoir  être dehors, en toute sécurité, en toute tranquillité, partout dans la ville, de jour comme de nuit, pour les activités professionnelles, familiales, culturelles, citoyennes, pour les loisirs et pour le plaisir. C’est cela le droit à la ville.

OK_marche saint etienne du rouvray

Les marches exploratoires concernent aussi bien l’aménagement urbain que les rapports sociaux de genre. Elles partent de la reconnaissance de l’expertise d’usage des femmes, de leurs pratiques de la ville, avec un regard plus attentif pour les femmes qui habitent dans les quartiers populaires car elles subissent des discriminations et contraintes démultipliées. En réalisant des diagnostics concrets, et en élaborant de nouvelles propositions, les « marches exploratoires pour la sécurité et la liberté de circulation des femmes » viennent enrichir la vision des planificateurs, en apportant le point de vue des habitantes. L’aménagement des villes est souvent réservé aux spécialistes et bien souvent à des spécialistes encore majoritairement masculins ; or le point de vue des usagères doit être mieux pris en compte.

Les études sociologiques montrent que les différentes formes de harcèlement de rue contribuent à éloigner les femmes, jeunes et moins jeunes, de l’espace public. Ce qui les conditionne peu à peu à avoir des usages de la ville restreints, des pratiques de contournement et des stratégies de protection.

Les  marches visent à ce que les habitantes identifient les éléments de  l’environnement qui leur posent problème et qu’elles participent au changement. L’objectif est aussi qu’elles repèrent les  comportements sexistes qui ont pour effet de restreindre leur liberté de circuler ou d’utiliser les espaces publics, en tant que femmes, citoyennes, travailleuses, habitantes.

Démarche hautement participative, elle part du terrain et du ressenti des femmes pour aboutir à une négociation avec les décideurs. Elle contribue non seulement à mettre en place des aménagements plus sécurisants, à améliorer le vivre ensemble, mais aussi à faciliter l’empowerment des habitantes. On se situe en effet dans une perspective de croisement des savoirs entre responsables politiques, services de la ville et collectifs d’habitantes qui, méthodologiquement formées et  accompagnées, se constituent, au fil de la démarche en groupe d’expertes s’appuyant sur leur savoir d’usage de la ville.

A partir des constats objectifs, les situations rencontrées sont analysées, puis des propositions d’amélioration de la situation sont élaborées et présentées aux décideurs. Les marches exploratoires permettent à des femmes souvent éloignées des espaces décisionnels conventionnels de participer à la gestion urbaine, de se réapproprier des espaces qu’elles craignaient et contournaient, de déconstruire les interdits liés au genre dans les espaces publics et de retrouver une liberté de circuler ; elles contribuent à promouvoir à la fois la mixité et la  sécurité humaine, afin que chacun-e se sente concerné-e par la tranquillité de tout-e-s ; elles participent à la prévention des violences faites aux femmes.

Y-a-t-il une spécificité de ces marches en France ?

Depuis 2009, nous avons formé les acteurs de différentes expériences à mettre les «lunettes genre» et à s’approprier la démarche. Nos expériences sont des recherches-actions participatives qui visent à des changements dans la vie réelle des femmes. Nous travaillons en binôme avec des outils originaux : une sensibilisation au droit à la ville basée sur des recherches françaises, un pré-diagnostic au moyen d’un exercice de cartographie sociale, une formation à l’écoute, un guide simplifié, une formation à la prise de parole en public et à la gestion du stress, un outil d’animation de la restitution.

Le fait que l’initiative parte de responsables institutionnel-le-s et municipaux-ales  est aussi une particularité française. L’avantage est qu’elle prédispose favorablement les autorités à accueillir les propositions. Le risque est que la démarche reste «descendante», alors qu’elle est conçue comme un dialogue des savoirs et une écoute institutionnelle. Faire reconnaître l’expertise d’usage détenue par les habitantes et insuffler un mode de fonctionnement circulaire et non pyramidal, est le défi permanent.

OK_Mons MEX 5 fev 2016 PB et DP (2)

L’initiative des responsables institutionnel-le-s est une spécificité française. A gauche, Pascale Boistard, ancienne ministre des Droits des Femmes. A droite, Patrick Kanner, Ministre de la ville, de la jeunesse et des sports.

La création d’espaces durables de concertation entre la ville et les organisations de femmes ou engagées sur la participation citoyenne et l’égalité femmes-hommes, sera une condition de réussite sur le long terme. Conquérir une plus grande mobilité (physique, sociale, mentale), s’autoriser à sortir, faire reculer la pression directe ou morale des garçons ou des adultes sur les jeunes filles est un enjeu fondamental de leur citoyenneté.

En pratiquant les marches, des femmes découvrent des lieux qu’elles ne connaissaient pas, rencontrent des personnes à qui elles ne parlaient pas, des voisines mais aussi des techniciens et des élu-es. Elles apprennent à gérer le stress, à s’exprimer dans une réunion publique, à dialoguer avec les élu-es sur le terrain, à suivre la mise en œuvre d’une action. Elles disent qu’elles se sentent « utiles », écoutées. C’est une expérience fondatrice pour beaucoup d’entre elles.

Quelles municipalités françaises commencent à s’y intéresser ?

Le Secrétariat Général du Comité  interministériel des villes a mobilisé 4 villes en 2009-2010, les Ministères des Droits des Femmes et de la Ville ont confié à France Médiation un projet avec 10 villes. Au total nous avons travaillé avec environ 25 villes (4) et avec la RATP. La SNCF a lancé également une expérimentation avec des municipalités autour des gares et Paris a créé un groupe de travail «genre et espace public» (5).

Propos recuellis par Caroline Flepp 50-50magazine

Pour aller plus loin 

Pour qu’activités de loisirs riment avec égalité, Dominique Poggi avec le Centre Audiovisuel Simone de Beauvoir, Paris 2014,

La question du genre dans les bandes de rue. Marie-Dominique de Suremain  Psytel-EFUS 2013, page 79 : http://streetviolence.eu/?p=668

Des femmes plus libres dans des villes plus sûres : DP et MDS, revue Territoires, janvier 2011.

Droit de cité pour les femmes de Christine Bulot et Dominique Poggi , Editions de l’Atelier, 2004,

Les femmes et la crise urbaine, Marie Dominique de Suremain et alii, Edition Enda Colombia, Bogota,1994.


1  Réseau Femmes et ville international
2  Red latinoamericana Mujer y Habitat
3 Forum européen pour la sécurité urbaine
4 Amiens, Avignon, Arcueil, Bastia, Bordeaux, Boulogne, Châtellerault, Creil, Drancy, Dreux, Genevilliers, Lille, L’île-Saint-Denis, Mons-en-Barœul, Montreuil, Paris, Rennes, Rouen, Saint Étienne, Saint Etienne du Rouvray, Lorient, Vannes, et trois autres villes du Morbihan.
L’enjeu de ce groupe de travail est de « Faire la ville ensemble», femmes et hommes, une ville qui, parce qu’elle aura su tenir compte des attentes et des aspirations des femmes, deviendra plus attractive, plus égalitaire, plus accessible et  facile à vivre pour tout-e-s. Un séminaire de sensibilisation a eu lieu le 13/10/ 2015 et des marches exploratoires de femmes sont en cours, comme dans le 14ème arrdt.

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