Articles récents \ Culture \ Cinéma Le jeune Ahmed  des frères Dardenne : le rapport aux femmes d’un jeune musulman radicalisé

Quel rôle jouent les femmes dans le devenir d’un jeune garçon de treize ans ? Quel rôle joue le dogme religieux radical dans la construction d’Ahmed ? Comment influe-t-il sur son rapport aux autres et notamment aux femmes ? Le film des frères Dardenne, prix de la mise en scène du Festival de Cannes 2019, questionne la foi naissante d’un adolescent et les incidences sur sa perception et sa considération des femmes.

Un jeune garçon orphelin de père trouve un appui auprès d’un imam. Un lien d’emprise se tisse. Ahmed prie toujours plus, pratique ses ablutions et sa vie s’organise désormais autour des limitations préconisées par l’imam au nom de sa lecture du Coran. Ahmed a décroché les posters de sa chambre, il juge et condamne les tenues de sa sœur plus âgée, qu’il qualifie de provocantes.

A l’école des devoirs, il refuse désormais de serrer la main de son enseignante «parce qu’il n’est plus un enfant.» Sa mère proteste vivement contre les changements, qu’elle déplore chez son fils et l’incite à la reconnaissance vis-à-vis de celle qui lui a permis d’apprendre à lire à cinq ans et demi. La scène s’envenime, Ahmed traite sa mère d’alcoolique, en arabe. Elle le somme de répéter ce qu’il vient de dire en français. La sœur et le frère aînés d’Ahmed lui intiment fermement de s’excuser. Ahmed part. Il veut être «un bon musulman» selon les préceptes de l’imam.

Afin d’enrichir leur vocabulaire en arabe courant, l’enseignante propose de s’appuyer sur des chansons populaires. Ahmed demande conseil auprès de l’imam, qui désigne l’enseignante comme «apostat.» Une mécréante, dont il discrédite le projet, qui porte atteinte au Coran. Ahmed invite alors l’imam à participer à la réunion de parents pour réfuter ce projet pédagogique. L’imam décline et suggère que cela vienne d’un autre parent. Il incite le frère aîné d’Ahmed à renoncer à son match de football pour prendre la parole.

Ce que véhicule le discours de cet imam, c’est l’impureté des juifs et des chrétiens. L’enseignante belge n’aurait donc pas droit de questionner la langue arabe. Seul le caractère sacré de l’arabe coranique devrait être enseigné. La mère d’Ahmed, tout comme son enseignante, sont des femmes libres, seules et qui s’expriment. Le jugement porté par Ahmed sur ces femmes impliquées auprès de lui est directement influencé par le discours réprobateur de l’imam. Cette modalité d’exercice de l’islam extrêmement contraignante réduit le champ des possibles, déploie un univers peuplé de dangers, de menaces. La pensée est soumise à la peur au lieu d’engendrer apaisement et paix.

Ahmed est tiraillé et ne peut se sortir des contradictions qu’il ressent qu’au prix d’un passage à l’acte meurtrier. Les mots de l’imam le conduisent à tenter de poignarder son enseignante. Lequel imam glorifiait la mémoire du cousin d’Ahmed mort en martyr. L’enfance d’Ahmed n’est pas protégée par sa foi, il se retrouve au contraire exposé au danger de ne plus pouvoir accorder sa confiance à celle, qui lui veut du bien et qu’il perçoit désormais comme une menace.

Ce qui est préoccupant et que rend bien le film, c’est cette logique binaire, qui ne laisse pas place à l’ambivalence. L’univers est clivé et peuplé de préceptes, qui dictent la conduite à adopter. L’ennemie est désignée, l’exclusion domine. Hors la foi musulmane, point de salut. Chrétiens et juifs, femmes non musulmanes sont infréquentables. Cette intolérance prônée par certain.es soulage la culpabilité et allège la pensée, puisque tout repose sur le péché, l’abstinence. Comment en sommes-nous arrivé.es à ce que le divin gouverne les conduites humaines par des préceptes aussi inhumains ? L’enfant entend un appel au meurtre et le prend au pied de la lettre. Il l’applique sans aucun discernement critique et met son devenir en péril.

Phobie du toucher, du contact, de l’impur, de la souillure

Lorsque séduction, désir, attirance, rencontre amoureuse vont poindre pour le jeune homme, l’édifice se verra fragilisé. Ahmed est incapable d’accueillir ce qu’il ressent autrement que par le filtre de la peur de l’enfer. La dimension phobique est très sollicitée : phobie du toucher, du contact, de l’impur, de la souillure. Pourquoi la liberté de choisir est-elle si menaçante ? Pourquoi les préceptes produisent-ils de l’enfermement en place de l’ouverture ? Quels seraient donc ces risques, dont il y aurait à tant se défendre ? Comment retrouver le chemin de la générosité de l’âme et de la tolérance à la différence ? Comment rendre l’altérité supportable ?

Le transfert est un levier central de la psychanalyse. Dans l’enseignement, du transfert est également à l’œuvre. La religion peut également être l’occasion de transferts. Le maniement du transfert est délicat et peut s’avérer dangereux selon qui l’utilise, et à quelles fins il en fait usage. La théorie de l’inconscient est au service du sujet et de la conquête de liberté. Quand le transfert aliène, il dévie de sa mission libératrice. Un enfant est vulnérable, plus encore à l’orée de l’adolescence. Lorsque la croyance en un dieu produit de la violence, elle dévie de sa mission et se met au service d’une politique conquérante. Nous quittons alors la foi, affaire personnelle, intime, pour entrer dans l’espace politique d’expansion de l’islam.

Durant le débat organisé par l’enseignante avec les familles, le niveau de réflexion varie selon les individus. Certain.es musulman.es peuvent s’exprimer en leur nom sans désavouer le Coran, là où d’autres sont aux prises avec une soumission aux préceptes ininterrogeable. Femmes et hommes, mères, pères se questionnent sur la définition d’être «un bon musulman.» Conduites et prises de position de chacun.e se déterminent par la non déviance et la crainte de la punition divine. Voyant que son frère ne parvient pas à contrer l’enseignante, Ahmed la discrédite par l’accusation suprême de «fauter avec un juif».

Ahmed s’enfuit et sera dès lors obnubilé par le projet d’éliminer cette «impure.» C’est de l’affrontement de deux transferts incompatibles, que naît la solution du passage à l’acte. Faute de pouvoir supporter l’ambivalence, Ahmed ne peut aborder le conflit de loyautés, qu’au travers du clivage et se voir ainsi sommé de choisir son camp. L’emprise du discours de certitude conduit vers la mort sacrificielle comme seule voie de salut.

Daniel Charlemaine 50-50 magazine

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