Articles récents \ Culture \ Musique Trio Sora : « la musique de chambre reste un monde encore bien masculin »

Angèle Legasa, violoncelliste, Magdalena Geka, violoniste, et Pauline Chenais, pianiste font partie du Trio Sora. A l’occasion de la publication de La musique a-t-elle un genre ? rencontre avec trois musiciennes qui se battent pour être reconnues en tant qu’artistes femmes.

Comment s’est construit le Trio Sora ?

Angèle Legasa : Trio Sora s’est construit en 2015 grâce au hasard et aux voyages. Magdalena, la violoniste et moi, violoncelliste, nous sommes rencontrées dans un festival de musique de chambre. Nous n’y avions pas joué ensemble, mais nous nous étions repérées. Nous nous sommes re-croisées dans le train du retour, par hasard. C’est à ce moment-là que nous nous sommes dit qu’il fallait créer un trio ensemble. Pauline et moi étions déjà amies, même si nous n’avions jamais joué ensemble, et quelques temps plus tard, entre deux avions, je l’ai croisée à Toulouse. C’était un signe, il fallait que nous nous lancions toutes ensemble dans un trio.

Vous étiez déjà des professionnelles à ce moment là ? 

Angèle Legasa : Nous étions toutes à la fin de nos études, en Master.

Pauline Chenais : Dans le milieu de la musique, la fin des études et le début du métier ne sont jamais des périodes bien définies. Tout se fait un peu en même temps.

Pourquoi mettre en avant que vous êtes un trio féminin ?

Angèle Legasa: Même si notre époque est sur une belle voie concernant l’égalité entre les femmes et les hommes dans le milieu musical, la musique de chambre reste un monde encore bien masculin. Chez les grands maîtres qui nous inspirent, nous n’avons pas d’équivalent du Beaux-Arts Trio en féminin, ni des quatuors Alban Berg ou Borodine… difficile donc pour des jeunes femmes de s’identifier à ces légendes et de croire qu’elles en sont tout autant capables. 

Pauline Chenais : La création de notre trio s’est donc faite suite à des coups de foudre musicaux, n’ayant pas de rapport avec notre genre, c’était une pure coïncidence ! Après s’être confrontées au milieu professionnel, et ayant vu les différences de traitements entre les ensembles féminins et masculins aux mêmes profils et mêmes qualités artistiques, nous avons vraiment vécu de l’intérieur cette inégalité que nous croyions naïvement disparue. Mettre en avant le fait que nous sommes un trio féminin, c’est montrer qu’il est possible d’avoir une belle carrière en étant trois femmes, c’est inviter toutes les futures chambristes encore hésitantes à croire en elles à se lancer dans cette voie, c’est installer dans le paysage de la scène internationale une autre image que celle que l’on connaît bien qui est celle des trois hommes en costumes.

La grande majorité de nos concerts font salle comble, en Europe et à l’international, n’est-ce pas le signe d’un bel avenir pour les ensembles féminins ?

Sur le plan professionnel, avez-vous des contrats dans la durée ? Avec un orchestre par exemple ? Quelque chose qui vous permette d’avoir des revenus en plus, en dehors du trio ?

Pauline Chenais : Non, nous sommes toutes intermittentes du spectacle. Nous gagnons donc notre vie grâce au trio et grâce à l’intermittence. Nous ne sommes pas engagées par des orchestres parce que notre métier c’est uniquement du faire du trio. Nous avons des contrats avec des festivals comme le Festival Présences Féminines. Ce sont des festivals où des organisatrices/organisateurs de concerts nous engagent.

Qui jouez-vous en particulier ? Quel genre de musique ?

Pauline Chenais : Nous jouons exclusivement des trios. Les compositeurs classiques ont commencé à écrire pour les trios à l’époque de Haydn, qui en a écrit une cinquantaine. Haydn a un peu été le père de la musique de chambre, pour les quatuors également. Ce que nous jouons va donc de Haydn à la musique contemporaine. Ce que nous préférons, c’est jouer de la musique romantique et la musique du XXème siècle. Même si nous jouons de tout, ces musiques ont tout de même notre préférence, et nous avons envie de les défendre.

Avez-vous l’impression d’avoir plus de difficultés dans votre métier parce que vous êtes des femmes ?

Angèle Legasa : C’est une grande question. Je pense qu’effectivement, par rapport à des ensembles masculins, nous avons plus de mal. Des ensembles masculins qui ont les mêmes compétences et expériences que nous, voire qui en ont moins, réussissent quand même à avoir plus d’opportunités. Il est difficile d’affirmer si cette situation résulte du fait que nous soyons des femmes, mais c’est l’impression que nous avons.

Pauline Chenais : Nous avons souvent l’impression de ne pas être prises au sérieux.

Arrivez-vous à être suffisamment engagées ?

Angèle Legasa : Oui absolument, nous sommes prises toute l’année. Nous avons vraiment beaucoup de dates par an. Mais nous n’en avons pas autant que d’autres ensembles.

Pauline Chenais : Nous sommes très heureuses avec les concerts que nous avons. Mais nous nous rendons compte que parfois nous devons nous battre un peu plus, prouver plus que d’autres. Mais lorsque nous nous battons plus parce que nous avons vraiment envie de réussir, on nous reproche souvent le fait de «trop en vouloir.» Et c’est absurde, qu’est-ce que cela veut dire «trop en vouloir ?» Nous avons envie de faire carrière dans ce métier, évidemment ! Donc où est la limite ?

Sentez-vous que le regard est différent quand on est une femme musicienne ?

Pauline Chenais : Nous le sentons en effet dans divers circonstances. Par exemple, la question des agences d’artistes ; en effet, certains agents voient d’un mauvais œil des groupes féminins qui approchent la trentaine : l’âge où, comme si c’était automatique, la plupart des femmes ont des enfants. Et c’est encore aujourd’hui rédhibitoire ! C’est pourtant possible d’être une femme, d’avoir une grande carrière et des enfants (Corina Belcea du Quatuor Belca, Anthea Kreston du Quatuor Artemis, le Quatuor Zaïde…), et cette idée reçue, dictée par une société patriarcale, ne s’effacera jamais si ces agents du monde entier ne font pas le pari de soutenir des ensembles féminins autant que masculin.

Angèle Legasa, vous êtes violoncelliste, être violoncelliste a pu être considéré comme disgracieux pour les femmes. Avez-vous déjà entendu cette remarque ? Le violon par exemple est-il plus «féminin» ? Ou aujourd’hui être une femme violoncelliste est totalement devenu banal ?

Angèle Legasa : Je trouve qu’il y a un paradoxe dans le milieu du violoncelle. Aujourd’hui, du moins c’est ce que je vis, le violoncelle n’est plus considéré comme disgracieux pour une femme, nous sommes vraiment loin de l’époque durant laquelle on devait jouer en amazone ! Nous avons heureusement bien avancé sur ces points. Nous devons cependant avancer sur d’autres questions. Après avoir beaucoup voyagé et rencontré des musicien.nes du monde entier, je me rends compte que nous sommes beaucoup de femmes violoncellistes, peut-être même plus que d’hommes ! En revanche, ce que je remarque c’est que les violoncellistes qui ont les plus grandes carrières, qui remportent les concours, les personnes derrière les tables de jury sont bien plus souvent des hommes… En cela, notre famille de violoncellistes est encore bien tournée vers le masculin !

Propos recueillis par Caroline Flepp 50-50 magazine

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