Articles récents \ France \ Société Les Journalopes, regards croisés sur le féminisme et les médias 1/2

Les Journalopes est un collectif de six femmes journalistes indépendantes qui, si elles partagent un bureau, partagent avant tout une philosophie commune. Quatre d’entre elles se sont prêtées au jeu de l’interview : Justine Brabant, qui est spécialiste de l’Afrique subsaharienne; Audrey Lebel, qui écrit principalement sur l’égalité femmes/hommes et s’intéresse en ce moment aux pays de l’ancien bloc communiste; Cerise Sudry-Le Dû, qui habite Istanbul, où elle exerce notamment comme correspondante; Laurène Daycard, qui écrit sur les violences faites aux femmes, les féminicides, et co-autrice du livre Rebellez-vous ! . Ensemble, elles expliquent l’esprit « journalopes » qui les unit, racontent les moments forts de leur carrière en tant que femmes journalistes et discutent de l’avenir de leur profession.

Quels sont les avantages d’être freelance ? Qu’avez-vous voulu construire en vous regroupant en collectif ?

Cerise Sudry-Le Dû : L’avantage c’est la liberté. Nous y sommes toutes attachées. Lorsqu’on est pigiste, on est libre de collaborer avec de nombreux médias différents, de faire des formats différents, etc. On n’est pas enfermée, on n’a pas à se priver. Cela permet une élasticité qui nous correspond bien.

Audrey Lebel : Ce qui est également important dans notre cas, c’est que nous avons toutes voulu être indépendantes. Nous avons toutes démissionné d’un poste, refusé un CDI. Nous avions cette envie d’être libres de nous organiser, de choisir nos sujets…  Avec les Journalopes, nous avons voulu créer une bulle de bienveillance qui nous ferait du bien. Le métier de journaliste est compliqué. Mais être freelance l’est encore plus : il y a de la concurrence, tout le monde se tire un peu dans les pattes.

Laurène Daycard : L’industrie des médias est en crise économique. Il y a de moins en moins de budget et donc une pression accrue sur les journalistes pour réussir à exercer leur métier tel qu’elles/ils l’entendent.

Audrey Lebel : Et ce système s’est traduit de façon toxique dans nos rédactions. Pour nous, c’était important de créer une ambiance telle que celle dans laquelle nous travaillons maintenant. Nous avons la chance – parce c’est une chance, même si ce n’est pas toujours évident – d’être libres et indépendantes, sans pour autant être isolées, en travaillant seule depuis chez nous, sans collègues.

Justine Brabant : Très concrètement, le collectif peut contrebalancer une façon de travailler le métier qui est très solitaire. Avoir un bureau ensemble, c’est aussi avoir un lieu de travail différent du lieu où l’on vit. Ce n’est pas facile de bosser de chez soi toute la journée. Nous avons un endroit où nous retrouver.

Il y n’a que des femmes dans votre collectif, est-ce un choix ou une situation de fait ?

Cerise Sudry-Le Dû : Au début, il y avait un homme dans l’équipe : la priorité était de monter un collectif. Mais, quand il est parti, nous avons eu envie de n’intégrer que de nouvelles membres femmes. C’est ensuite que nous avons commencé à communiquer sur le fait que nous étions un groupe exclusivement féminin. Nous nous intéressons toutes aux droits des femmes, nous nous sommes dit que c’était notre force et notre point commun.  Et puis, avec les Journalopes, nous montrons qu’il est possible d’avoir de la solidarité entre femmes.

Laurène Daycard : Un collectif, c’est ce que ses membres en font. Aujourd’hui, nous sommes six femmes, donc c’est un collectif de femmes de facto. Mais peut être que dans deux ans nous aurons  un collègue homme. Ce qui est important, c’est que nous avons une sorte de « ligne éditoriale » commune à nous toutes. Dans nos travaux, nous nous complétons mutuellement. Dans l’équipe, nous avons donc besoin de personnes qui soient sensibles  aux mêmes sujets de recherches journalistiques que nous.

Justine Brabant : On ne va pas dire que, par principe, il n’y aura plus jamais d’hommes dans le collectif. Mais, s’il y a un homme, il faudra qu’il soit au moins féministe.

Laurène Daycard : Voilà ! Il faudra qu’il ait l’esprit « journalopes ».

Vos travaux répondent-ils à une réelle ligne éditoriale ?

Cerise Sudry-Le Dû  : Non, nous ne nous sommes pas fixé de ligne éditoriale : chacune travaille sur ce qu’elle veut.

Laurène Daycard : Mais, de fait, il y a une résonance entre nos travaux.

Cerise Sudry-Le Dû : Oui, clairement ! Parce que nos travaux s’orientent vers nos centres d’intérêt communs, par exemple sur les droits des femmes.

Justine Brabant : Quand je suis arrivée dans le collectif, j’ai dit aux filles que, bien qu’étant féministe, je n’écrivais pas si souvent que ça sur ces questions. Elles m’ont répondu qu’être une journaliste féministe ce n’était pas seulement écrire sur des sujets féministes… C’était aussi défendre l’idée que l’on puisse être une femme reporter, qui part à l’étranger, qui fait des sujets sur des guerres et qui assume. Nous n’avons donc pas une ligne éditoriale à proprement parler : nous avons un état d’esprit.

Audrey Lebel : Exactement ! En Ukraine, je n’ai pas écrit que sur les femmes. Notre féminisme nous pousse aussi à nous emparer de sujets considérés comme « masculins », parce que davantage représentés par des hommes.

Laurène Daycard : Être féministe, au quotidien, c’est aussi s’entraider, faire attention les unes aux autres, se valoriser mutuellement… Sur le plan professionnel, cela signifie ne pas passer à côté de sujets qui pourraient sembler moins importants, comme ce fut longtemps le cas pour les violences faites aux femmes en temps de guerre par exemple, ou comme tout ce qui touche à l’intime de manière générale. Jusqu’à il y a encore deux ou trois ans, les sujets relatifs aux droits des femmes étaient peu traités par la presse généraliste. Toute une partie de la réalité était comme niée. Avoir une sensibilité féministe lorsque l’on est journaliste, ce n’est donc pas se mettre des œillères : c’est au contraire les ôter pour regarder le monde tel qu’il est et ainsi oser explorer tous les terrains.

Audrey Lebel : Ce que tu dis est très juste Laurène ! L’année dernière Cerise et moi étions à Perpignan, au festival Visa pour l’image, parce que nous faisions un sujet sur les femmes photo-journalistes. Je me souviens de l’exposition d’Andrea Bruce, qui m’avait beaucoup marquée. Elle avait fait un travail sur l’accès aux toilettes à travers le monde. Elle y montrait que les femmes étaient celles qui souffraient le plus du manque d’accès aux toilettes. D’une part parce qu’elles étaient obligées d’aller dans des endroits reculés où elle pouvait être potentiellement victimes de violences sexuelles. D’autre part parce cela avait des conséquences sanitaires sur leur santé. C’est ce que veut dire Laurène : il y a tout un pan que l’on ne regarde pas parce qu’on estime qu’il n’a pas d’intérêt. 

Avant #Metoo, on considérait que les violences sexuelles étaient des affaires privées, on n’avait pas conscience que c’étaient des sujets de société et qu’il fallait en faire quelque chose. Avec l’association Prenons la Une, dont je fais partie, je fais souvent des interventions dans les écoles (collèges, lycées ou écoles de journalisme) pour déconstruire les stéréotypes qu’on retrouve dans les médias. Et je donne souvent comme exemple qu’avant #Metoo, il n’y avait pas ou quasiment pas d’enquêtes sur les violences sexuelles. C’est seulement en 2014, quand la journaliste Leila Minano fait une enquête sur les violences sexuelles dans l’armée, que le sujet est considéré digne d’intérêt : c’était une première ! C’était il y a seulement six ans.

Justine Brabant : De plus, concernant la questions des violences sexuelles, il y a longtemps eu l’idée que c’étaient des histoires de parole contre parole et, qu’en tant que journaliste, il n’était pas possible d’enquêter comme sur un autre crime. Mais c’est en train de changer.

Propos recueillis par Bénédicte Gilles 50 – 50 Magazine

Les Journalopes travaillent avec de nombreux médias tels que Mediapart, Le Monde Diplomatique, La Revue Dessinée, Causette, France Culture ou encore Slate

Rebellez-vous ! de Marie Laguerre et Laurène Daycard, Ed l’Iconoclaste, parution en février 2019.

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Photo de Une: De gauche à droite, Laurène Daycard, Audrey Lebel, Judith Duportail, Justine Brabant, Pauline Verduzier, Cerise Sudry-Le Dû © Corentin Fohlen

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