Articles récents \ France \ Société Maître Isabelle Steyer : « cette reconnaissance de la « faute lourde » de l’État dans le cadre d’un féminicide est un signal d’alerte très fort »

C’est une condamnation rare qui a été prononcée en mars 2020 au Tribunal de Paris : la justice a reconnu la « faute lourde » de l’État dans le cadre d’un féminicide. Celui-ci devra verser 100 000 euros de dommages et intérêts à la famille d’Isabelle Thomas et de ses parents, assassiné.es en 2014 par son ex-compagnon. En novembre 2018, Isabelle Steyer, avocate de la famille des victimes, avait assigné l’État pour « fonctionnement défectueux du service de la justice ».

Le 30 juin 2014, Isabelle Thomas, une enseignante de mathématique, âgée de 49 ans, dépose plainte contre son ex-compagnon, Patrick Lemoine, pour des faits de violences conjugales et de tentative de meurtre. Celui-ci est alors placé en garde à vue, puis sous contrôle judiciaire, avec l’interdiction d’entrer en contact avec Isabelle, jusqu’à son procès qui devait se tenir la 13 août 2014. Une interdiction qu’il ne respecte pas : il harcèle par téléphone son ex-compagne et la poursuit même jusqu’à chez ses parents, qui vivent à 130 km de chez lui. Un comportement qui pousse Isabelle Thomas à déposer une nouvelle plainte le 10 juillet, et une main courante le 23 juillet.

Le 4 août 2014, Isabelle Thomas et ses parents sont poursuivis en voiture par Patrick Lemoine dans les rues de Grande-Synthe (Nord). Isabelle Thomas appelle le 17 mais la police ne vient pas : ils sont tous les trois tué.es par son ex-conjoint. Interpellé quelques jours plus tard pour ce triple assassinat, Patrick Lemoine se suicide par pendaison dans sa cellule le 8 octobre 2014.

Questions à Maître Steyer, avocate de la famille d’Isabelle Thomas.

Lors d’une audience en février, le représentant de l’État, Maître Alexandre de Jorna, avait déclaré : « dans ce dossier, le service public de la justice n’a pas dysfonctionné ». Que lui avez-vous répondu?

C’est tout mon argumentaire. C’est-à-dire que les dysfonctionnements ont été récurrents, du début de la procédure jusqu’à la fin de la procédure. D’abord, Isabelle Thomas avait déposé plainte fin juin 2014 pour des faits de violence. Son compagnon avait tenté de l’étrangler, elle avait donc des marques de strangulation au cou. C’est extrêmement rare d’en avoir, et le cou est en plus une partie vitale. C’était alors la preuve qu’il avait voulu intenté à sa vie. Par conséquent, Isabelle Thomas avait tenté de le calmer, en lui disant que tout allait bien, qu’ils se remettraient ensemble, parce qu’elle voulait le quitter, et ça l’avait calmé. Mais ensuite, il lui a fait dégringoler les escaliers en la tirant par les cheveux. Il lui a également donné des coups de pieds dans les jambes et sur le ventre. Elle avait donc beaucoup de bleus, d’ecchymoses et d’hématomes sur le corps. Elle avait également des marques de ripages, de brûlures, car lorsque l’on traîne quelqu’un par terre, tout le corps est égratigné. Les marques de strangulation étaient la preuve d’une tentative de meurtre, alors que dès le début la tentative de meurtre n’a pas été retenue. Si ça avait été un dossier criminel, il aurait été en détention, et ça aurait été vite fini. Mais la justice le laissait en liberté puisque les faits étaient disqualifiés à chaque fois. C’était le premier manquement.

La responsabilité de l’État a également été engagée sur un deuxième point : Isabelle Thomas avait déposé plainte le 30 juin pour des faits de violences conjugales. Il a donc été évidemment placé en garde à vue, présenté au procureur de la République, puis au juge des libertés de la détention et placé sous contrôle judiciaire, avec interdiction de voir son ex-compagne. Mais il n’a pas arrêté de la voir, de lui envoyer des textos et de la poursuivre partout, jusqu’à chez ses parents, qui habitaient à 130 km de chez lui. Lorsque le contrôle judiciaire est violé tous les deux jours, cela pose problème. Isabelle Thomas est allée déposé trois fois plainte, en disant « il est sous contrôle judiciaire, il a interdiction de me voir et pourtant il me voit », mais rien ne s’est passé. C’est sur ce point que la faute a été engagée.

Le troisième point, c’est lorsqu’Isabelle Thomas a appelé le 17, mais que les policiers ne sont jamais venus et n’ont pas envoyé de patrouilles.

Est-ce que la justice a déjà reconnu les fautes de l’État dans ce genre d’affaire ?

Il y a eu trois fois des fautes de l’État reconnues, dont celle-ci, depuis que la justice existe, donc c’est vraiment très peu. La première fois, c’était en 2014, concernant une femme qui était également morte dans le cadre d’un féminicide (1). Mais il y a eu un procès pénal à la fin, devant la cour d’assise de Bobigny, au terme duquel l’avocat général avait présenté des excuses et expliqué que l’État avait présenté des lacunes. Le deuxième cas (2), c’était en 2017, concernait un enfant né d’une femme tuée. Dans le cas d’Isabelle Thomas, étant donné que Patrick Lemoine s’est suicidé, il n’y a pas eu d’instruction, ni de jugement, donc nous n’avions rien. C’était un petit dossier pour engager la responsabilité de l’État.

Pensez-vous que cette condamnation va modifier l’attitude de la police vis-à-vis des femmes victimes de violences ?

Dans tous les cas, cette reconnaissance de la « faute lourde » de l’État dans le cadre d’un féminicide est un signal d’alerte très fort. Nous disons là : « attention, nous vous avons à l’oeil maintenant ». Nous savons que si une femme va déposer plainte, alors que l’homme a déjà été violent, alors qu’il est sous contrôle judiciaire, alors qu’il y a une audience de prévue, nous pouvons engager la responsabilité de l’État, et par conséquent, il peut y avoir des sanctions contre les fonctionnaires de police qui n’ont pas pris la plainte.

Cette condamnation de l’État est-elle un premier pas vers une justice plus l’écoute de ces femmes ?

Je l’espère. C’est pour cette raison que ma cliente, Cathy Thomas, et moi l’avons envisagé. Elle a dit : « Il ne faut pas que ma sœur et mes parents soient morts pour rien, il faut que la parole des femmes soit entendue ». C’est une belle motivation. Celle de quelqu’un qui veut continuer à croire en la justice, à croire en la vie.

Priscillia Gaudan 50-50 Magazine

1 En mai 2014, l’État a été condamné à verser 150 000 $ de dommages et intérêts à la famille d’Audrey Vella, assassinée en 2007 par son ex-conjoint, après avoir alerté plusieurs fois la gendarmerie.

2 En janvier 2017, l’État a été condamné à verser 54 000 euros à l’enfant d’une femme tuée par son ex-conjoint.

Photo : Isabelle Thomas avec Cathy Thomas

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