Articles récents \ Culture \ Livres Ivan Jablonka : Des hommes justes. Du patriarcat aux nouvelles masculinités

Ivan Jablonka est féministe, révolté et engagé, et peut s’inscrire dans la lignée des défenseurs des droits des femmes comme Condorcet au XVIIIe siècle ou Stuart Mill au XIXe siècle. Plus qu’une explication éclairée sur l’origine du patriarcat et la hiérarchie des sexes, l’ouvrage ambitieux d’Ivan Jablonka est une exhortation à changer activement et durablement le contrat social défavorable aux femmes, en revendiquant la justice de genre.

Le droit des femmes, dit Ivan Jablonka, est un impensé de la démocratie. Il est l’angle mort qui contribue à nier ou négliger les injustices liées au genre. L’homme juste doit se rendre compte qu’il est privilégié par un système qui le favorise par défaut car il est structurellement sexiste. La justice de genre consiste à comprendre et admettre cette réalité et vouloir la faire changer. Se positionner en faveur du féminisme est une attitude morale et démocratique.

Pour la faire advenir, plusieurs initiatives personnelles et collectives sont proposées. Il faut, selon Ivan Jablonka, mettre en place un travail collectif de surveillance, de vigilance et de contrôle. L’auteur suggère et détaille de véritables chartes anti-sexistes pour les entreprises et les institutions : l’instauration d’un congé paternité obligatoire est un exemple de mesure qui pourrait favoriser durablement le partage des tâches domestiques et permettre aux femmes de poursuivre leurs carrières sans interruption et aider à réduire les différences de salaires. Tous les domaines comme la culture, les médias, la législation, l’enseignement, doivent être repensés à l’aune de la justice de genre et nécessitent une réflexion individuelle et collective suivie de changements dans les lois et les comportements.

La masculinité de domination est périmée

Le modèle de la masculinité guerrière et dominatrice est périmé. Cependant, il n’a pas encore été remplacé par une masculinité juste garantissant une égalité réelle entre les femmes et les hommes. Les femmes n’ont eu de cesse de se redéfinir ces dernières décennies en cumulant travail professionnel et domestique, devant, pour certaines d’entre elles, faire des choix entre maternité et carrière et s’épuiser pour concilier tous les rôles anciens et nouveaux de la féminité supposée : l’empathie et le soin aux autres, les charges de la maison, le souci d’être belle et désirable, la carrière. Elles continuent de devoir se battre pour le partage des tâches et doivent se justifier de tout. Elles seraient trop masculines, ou trop féminines, ou trop coincées, ou autoritaires quand elles sont ambitieuses…

Ivan Jablonka dit : stop, arrêtons de mettre tout sur le dos des femmes. Elles ont conquis, à force de se battre, leurs droits civiques, leurs droits à travailler, leurs droits reproductifs et luttent encore pour une égalité à laquelle elles ont naturellement droit en tant qu’êtres humains. Dans l’introduction de son ouvrage, l’historien fait un constat implacable sur la non implication des hommes pour la défense des droits des femmes. Depuis, notamment la Révolution française, les hommes ont mené tous les combats : libérer les hommes du joug des rois, émanciper les esclaves, réhabiliter les colonisés… Aujourd’hui encore, se battre contre le racisme est une cause bien partagée, lutter contre le sexisme reste largement « une affaire de femmes ».

Les hommes ont peu avancé. À eux de rattraper leur retard sur la marche du monde, à eux de s’interroger sur le masculin. Dans la grande majorité, beaucoup ne sont pas conscients de leurs privilèges, d’autres en usent et en abusent. C’est à eux maintenant de se remettre en question et non de poursuivre leur petit bonhomme de chemin ou de carrière comme si le ménage se faisait seul, comme si les enfants se géraient seuls, comme si les épouses devaient sacrifier leur carrière au bénéfice de la leur, car les femmes sont moins bien payées. Ils devraient se demander pourquoi elles sont moins bien payées et faire en sorte qu’elles ne le soient plus. L’auteur explique : « Le défi pour les hommes n’est pas « d’aider »  les femmes à devenir indépendantes, mais à changer le masculin pour qu’il ne les assujettisse pas ». La justice de genre ne se fera pas sans un changement des masculinités. Pour ceux qui hésitent encore et pensent que la nature a distribué les rôles : reproduction pour les unes et production pour les uns, ils peuvent découvrir ou redécouvrir les causes bien répertoriées par l’auteur, de l’origine du système patriarcal et de la hiérarchie des sexes. Il est essentiel de comprendre la construction du patriarcat pour le déconstruire.

L’historien et sociologue fait un tour du monde érudit et édifiant des lois et institutions misogynes qui concourent à l’exploitation des femmes depuis des millénaires jusqu’à nos jours. #Metoo a été une sorte d’électrochoc féministe planétaire salutaire mais insuffisant car mettant l’accent sur les violences sexuelles faites aux femmes alors que tant d’autres abus doivent être dénoncés pour tendre vers une véritable justice de genre. Pour l’auteur, le sexisme imprègne la culture, les lois, les médias, les langues et les symboles et les violences de genre en découlent. Par exemple, la culture du viol est largement représentée dans les films hollywoodiens et autres, où le « non » des femmes veut dire oui ! En France comme ailleurs, malgré la déclaration de l’égalité des sexes dans la théorie, les privilèges masculins sont encore à l’œuvre, de manière évidente, au niveau professionnel où les hommes sont avantagés et mieux payés.

De façon moins mesurable mais plus pernicieuse, dans d’autres domaines, l’héritage patriarcal concourt à provoquer l’injustice de genre comme celui de l’enseignement ou les manuels scolaires restent imprégnés de schémas sexistes. Conscientiser consiste à mettre des mots sur les causes du sexisme et du machisme. On doit dire clairement que la domination masculine est intimement liée aux violences de genre. Des termes pudiques comme « violence intra-familiale » invisibilisent les violence machistes.

La justice de genre profite aux hommes et aux femmes

Ivan Jablonka attire l’attention sur le fait que la masculinité imposée est bien celle de la domination. Les autres manières d’être hommes sont marginalisées, les intellectuels sont vus comme féminisés et traités de bouffons par les jeunes, l’homosexualité est ostracisée. L’émotion et l’extériorisation des sentiments est interdite aux hommes, alors que la prise de risques est valorisée. Il en découle un appauvrissement du masculin : les garçons ont un investissement culturel moins important que les filles qui lisent plus et ont de meilleurs résultats à l’école. Les hommes meurent plus jeunes à cause de leurs conduites à risque. Ils sont poussés à un seul type de masculinité, celle de la domination et de la prédation, une masculinité toxique qui les détruit ainsi que les femmes.

À l’heure de toutes les remises en cause, concernant l’écologie, l’économie, et l’organisation mondiale, il est opportun de rééquilibrer les devoirs et les tâches de chacun·e, non pas seulement pour la justice mais pour le bonheur des deux sexes. Par ce rééquilibrage, les hommes trouveront un mieux être, un mieux vivre et gagneront des années de vie au lieu de subir la pression insensée de vouloir être les plus forts, les plus riches, les plus performants en écrasant les plus faibles. Ils pourront enfin se dégager du rôle pesant de pourvoyeurs de ressources en laissant les femmes prendre les postes qu’elles méritent et non les évincer des professions prestigieuses et de pouvoir. « Abolir le patriarcat ne se fera pas par décret mais il peut cependant être contenu, délégitimé, perturbé comme un train que l’on fait dérailler » affirme Ivan Jablonka.

Cet ouvrage est un appel aux hommes de bonne volonté pour l’utopie du XXIe siècle où le modèle n’est plus pour les femmes de ressembler aux hommes mais aux hommes de ressembler un peu plus aux femmes dont la vie est en général, plus remplie, impliquée dans la cité et utile à la communauté.

Roselyne Segalen 50-50 magazine

Ivan Jablonka : Des hommes justes. Du patriarcat aux nouvelles masculinités. Ed du Seuil 2019

 

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